Dans cet article nous abordons une autre des très nombreuses violences liées à l’esclavage. Il n’y a pas que les chaines, le fouet, le travail forcé, les privations de liberté ou les humiliations quotidiennes.
Les violences psychiques sont inouïes, par exemple, le statut des enfants restés esclaves malgré la manumission de leurs parents.
Le 2 septembre 1835, la Cour de Justice reçoit la pétition que Charlotte WINFIELD a écrite ce même jour.
« Les deux enfants de la signataire, Jane Dasher et Joseph Herbert, au mariage de Miss Catherine WINFIELD avec le révérend Fredrik Adolph LÖNNER, sont devenus leurs esclaves, et ils les ont servis en tant que domestiques jusqu’à leur départ pour la Suède lorsqu’ils ont pris ces dits enfants avec eux et les ont gardés pendant quatre ans et demi.
Lorsque ma fille a accouché, désirant déclarer son enfant selon la loi, j’ai fait la demande auprès de sieur Thomas DINZEY et au bureau d’enregistrement et j’ai été surprise de découvrir que mes deux enfants, à leur retour de Suède en décembre 1828 avaient été déclarés en tant qu’esclaves.
Il me semblait comprendre qu’à leur arrivée dans la mère patrie, en Suède, les esclaves n’étaient plus considérés comme tels, et que mes enfants, ont dû supporter quatre ans et demi de servitude là-bas bien qu’ayant compris du révérend LÖNNER et de sa dame qu’à leur arrivée en Suède ils n’étaient plus esclaves.
Je prie donc que l’honorable Conseil prendra leur dur cas en considération, et qu’ils pourront recevoir leur manumission de manière à ce qu’ils puissent, dans le futur, vivre leur propre vie ».
Je n’ai malheureusement rien d’autre concernant Charlotte WINFIELD et ses enfants, mais ce qu’il faut comprendre ici, c’est que Charlotte est une ancienne esclave libérée par un propriétaire dont elle a pris le patronyme, et Jane WINFIELD, sa fille vient d’accoucher. Charlotte revendique ici la liberté de ses enfants, mais aussi celle de son petit-enfant.
Catherine Heyliger WINFIELD à laquelle il est ici fait référence, est née à Saint-Eustache le 13 août 1802, mais reçoit le baptême à Gustavia le 15 février 1804. Elle est la fille de Matthew WINFIELD né à Saba le 4 décembre 1764, et de Maria HEYLIGER née à Saint-Eustache le 4 décembre 1775.
Catherine Heyliger WINFIELD épouse le révérend Luthérien Suédois Fredrik Adolph LÖNNER le 30 septembre 1818 à Gustavia. C’est donc à l’occasion de son mariage, que Catherine reçoit en cadeau, de la part de son père les deux enfants de Charlotte. On peut donc penser que Charlotte a réussi à racheter sa liberté, mais pas celle de ses enfants qui sont restés les esclaves de Matthew WINFIELD.
La Cour de Justice convoque Thomas DINZEY, représentant du révérend LÖNNER, pour l’entendre suite à la plainte de Charlotte WINFIELD. On peut noter ici que Thomas DINZEY est le beau-frère du révérend car il est marié avec Rebecca, la sœur de Catherine. Thomas DINZEY est également né à Saba, il est le frère de Richard DINZEY et les deux sont des commerçants riches et influents à Gustavia.
Charlotte, dans sa supplique, indique clairement que selon la loi suédoise, l’esclavage n’existe pas en métropole, et que, parce que ses enfants y ont passé plus de quatre années, ils ont été, de fait, libérés par leur propriétaire. Ils auraient donc dû être considérés comme étant libres à leur retour sur notre île en 1828.
Le 9 septembre 1835, la réponse au nom du révérend LÖNNER arrive signée « HADDOCKS & DINZEY » en leur qualité de représentants de ses intérêts.
Ils accusent « réception de la plainte de Charlotte WINFIELD concernant ses deux enfants, Jane et Joseph, esclaves appartenant à Fredrik LÖNNER ». Ils continuent en faisant observer « que la déclaration de Charlotte WINFIELD en ce qui concerne le départ de Jane et de Joseph pour la Suède, ainsi que leur retour ici en décembre 1828 est correcte, mais, les soussignés n’ont pas connaissance qu’ils se soient fait promettre la liberté par le révérend LÖNNER ou son épouse. Lesdits Jane et Joseph furent envoyés de Suède par F.A LÖNNER aux soussignés en tant qu’esclaves, et ont été considérés comme tels depuis.
Les soussignés ont payé le capitaine NYLIEN, selon l’ordre de F.A. LÖNNER, la somme de quatre-vingt-dix dollars pour leur passage jusqu’ici.
Les soussignés, en leur qualité, ne peuvent donc accepter que lesdits Jane et Joseph soient libérés mais qu’ils continuent à être considérés comme les esclaves de F.A LÖNNER ».
La maison de commerce « HADDOCKS & DINZEY » appartient à William HADDOCKS né à Saba en 1767, et à Thomas DINZEY qu’on a vu plus haut. Ils ont eu Matthew WINFIELD comme associé pendant un temps, puis, vers 1835, John GUYER est un nouvel associé. William HADDOCKS est un riche commerçant et il est membre du Conseil Royal.
On voit bien que dans leur réponse, les représentants de LÖNNER occultent totalement l’argument de Charlotte WINFIELD. Ils indiquent ne pas être au courant d’une promesse de LÖNNER, sans aucune allusion au fait qu’en revenant de Suède, les deux enfants auraient pût être considérés comme libres. Dans l’article « Elizabeth GUMBS, the horrors of slavery » il était question d’un jeune mulâtre esclave qui avait été déjà deux fois en Suède mais qui n’avait pas pour autant été libéré à ses retours sur notre île. Cette histoire se passait en 1822, et c’est la propriétaire, elle-même ancienne esclave, se rendant bien compte du décalage incompréhensible qu’il y avait entre Saint-Barthélemy et la Suède sur le sujet de l’esclavage, qui avait pris la décision de lui donner sa liberté.
On peut s’étonner tout de même que ni Charlotte WINFIELD, ni ses enfants, ne semblent devoir douter de leur statut d’Hommes libres, alors que d’après HADDOCKS & DINZEY, il semble évident qu’ils sont toujours esclaves. Que se passe-t-il entre 1828 et 1835 ? Malheureusement, en l’état, impossible de le savoir, mais on ne peut manquer de s’interroger. S’ils sont encore esclaves sept années après leur retour sur notre île, on a bien dû le leur rappeler d’une manière ou d’une autre pendant tout ce temps ? S’ils n’en ont pas conscience, alors peut-être ont-ils été oubliés comme on oublie un outil sur un établi ? Ou peut-être sont-ils biens libres, mais que les papiers n’ayant pas été faits, on pourrait encore gagner quelque argent dans une compensation quelconque à venir ?
Fredrik Adolph LÖNNER a quitté Saint-Barthélemy définitivement le 6 juin 1824 en très mauvais termes avec les autorités locales. Avec sa famille il s’installe en Suède où il décède le 20 février 1838.
La succession est traitée le 15 octobre 1838, et l’inventaire n’indique comme biens sur notre île, que le lot 21 à Gustavia. Rien d’autre, ni la propriété Charlottenberg qu’il possédait entre le phare et la tourmente, ni Jane, ni Joseph.
Impossible de mettre la main sur le jugement de la Cour de Justice concernant le statut des enfants de Charlotte WINFIELD, ni de savoir ce qu’ils sont devenus, mais souvenons nous qu’à Saint-Barthélemy, en 1835, on pouvait, le plus sérieusement du monde, se poser la question de savoir si le fait d’avoir séjourné en Suède, faisait d’un enfant esclave, un enfant libre à son retour !
Catégories :DINZEY, esclavage, GUSTAVIA, HADDOCKS, SLAVERY, SLAVES, SWEDISH EPOQUE, SWEDISH PERIOD, Uncategorized, WINFIELD
Wow! This story is heartbreaking in so many ways.
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