La route des esclaves

Pour se rendre à Gustavia de nos jours, on emprunte la route qui longe le bord de mer et passe sous le Fort et le phare, rejoignant ainsi la rue de la République au niveau de la pharmacie. Cette route, axe vital de nos jours et dont le tracé parait évident, n’a pas toujours existé. Ce qu’on appelait le « Grand Chemin », route reliant les différents quartiers de notre île, arrivait ou sortait de Gustavia en passant par le « réduit », le long du dispensaire actuel. Pour aller de Public à Gustavia, il fallait remonter le morne et rejoindre le « Grand Chemin » ou prendre une barque. Cette situation posait plusieurs problèmes, dont certains sont évoqués dans le document retranscrit ci-dessous. L’accès difficile au cimetière qui se trouvait sur la bande de terre séparant l’étang de Public et la mer, mais également, l’hôpital qui avait été construit dans ce quartier. De plus, de nombreux habitants travaillant en ville (marins, commerçants, fonctionnaires) résidaient dans le quartier de Public. On comprend dès lors qu’il fallait remédier à cette situation et améliorer les transits entre la ville et cette partie de la Campagne.

carte de Gustavia de 1785 sans la route reliant Gustavia et Public

Le 22 septembre 1813, les représentants de la ville, et des habitants, envoient une déclaration aux membres du Gouvernement,

« Que cela fait des années qu’aussi bien les habitants de cette ville que de la campagne demandent à ce que la rue Östra Strandgatan, l’actuelle rue de la République donc (sic), puisse être prolongée jusqu’à passer sous le Fort pour rejoindre le quartier de Public. La ville, particulièrement, y gagnerait, non seulement par la possibilité de plaisantes marches matinales, mais aussi par un accès plus pratique à l’hôpital, au cimetière, et aux quartiers adjacents de la campagne.

Les signataires proposent donc au gouvernement de cette île que ces travaux puissent être lancés et financés en partie par le Trésor Public, et par le travail des nègres pris en rotation parmi ceux des habitants de cette ville comme on procède d’habitude pour les travaux publics.

Les signataires ont présumé que ces travaux pourraient être terminés en deux mois par trente travailleurs chaque jour sous la supervision de quelqu’un ayant l’habitude de ce genre de travaux.

Les dépenses peuvent être estimées comme suit :

                Pour le conducteur des travaux :                                               120 $

                Pour dix hommes par jour pendant deux mois,

dont quatre par jours sachant casser les roches, soit 192 jours de travail à huit piastres                  128 $    

dont six par jours, soit 288 jours de travail à six piastres,                                                                               144 $

Poudre à canon 50 $

Un ensemble de perceuses et mèches (12) 10 $

Pilons et marteaux :      

Dont quatre gros à 4.5 $ 18 $   

                Dont quatre moyens à 4 $ 16 $   Pieds de biche, 10, dont trois très gros 50 $

Coins en fer, 24 48 $

Pour l’aiguisage des forets, des coins, pieds de biche et autres dépenses imprévues                                              36 $

                                               Total                                                                                                                     600 $                   

                En plus des dix hommes embauchés, il faudrait en fournir vingt tous les jours par rotation parmi les habitants de la ville.

                Les personnes suivantes ont spontanément offert de fournir des travailleurs :

                               A.F HANSEN       deux nègres avec outils,

                               J.P WIKSELL        un nègre avec outils,

                               Jos HART              un nègre avec outils,

                               James HEARD    un nègre avec outils,

                               Mr L’ORANGE   un nègre avec outils,

                               Ajoutant qu’en ce moment il n’y a que très peu d’occupation pour les nègres en général, la contribution pèserait moins pour les propriétaires (d’esclaves) si les travaux démarraient immédiatement.

                                Les signataires sont persuadés que les honorables membres du gouvernement seront d’accord avec ces mesures, convaincus que cette petite partie des fonds du Trésor Public sera employée à bon escient pour une amélioration de la vie en ville.

On peut s’étonner du court délai prévu pour la construction de cette route qui entaille directement dans une falaise de roche avec un équipement aussi rudimentaire. On notera bien ici, que cette même route qu’on emprunte encore de nos jours, est pour moitié financée par le travail des esclaves, bien que, dans l’esprit des habitants de cette époque, ce sont bien eux qui financent, car le travail des esclaves leur appartient de droit.*

Le Conseil du Gouvernement donne sa réponse rapidement. En effet, le 27 septembre 1813, il écrit « les représentants de la ville de Gustavia nous ont présenté les avantages pour la colonie qui découleraient de la continuation de la Östra Strandgatan de cette ville sous la batterie du Fort Gustave III jusqu’au quartier appelé Public, et, en même temps, ils ont suggéré que ces travaux soient en partie financés par le Trésor Public et par le travail des nègres fournis en alternance par les habitants de cette ville,

En conséquence, et trouvant fondée l’utilité publique de ces travaux proposés par les représentants de la ville, nous avons décidé que ceux-ci devraient commencer immédiatement. Nous ordonnons que pour chaque cinq esclaves, sans distinction de sexe ou d’âge, appartenant à des personnes habitants cette ville, un travailleur qualifié soit fourni pour ces travaux publics, par rotation, d’après une liste dressée chaque jour par le Révérend PARSON d’après le dernier recensement. Cette liste sera communiquée aux différents propriétaires par Samuel G. CARREAS, rapporteur de la Cour, le matin de la veille du jour auquel leurs esclaves sont attendus.

Nous insistons ici, et prévenons sérieusement les propriétaires respectifs qu’il faudra fournir en temps et en heure le nombre d’esclave indiqués par la liste, et qu’à défaut, les dépenses pour en prendre d’autres en remplacement incomberont aux contrevenants ».

Je n’ai pas trouvé d’autres documents concernant les travaux de cette route pour l’instant. On ne sait pas si les délais sont respectés. Sans doute cette route est plutôt un chemin pour les piétons et les chevaux ou les ânes.

Dans une proclamation du Gouverneur et du Conseil Royal datée du 8 septembre 1815, soit presque deux ans plus tard, nous indique « que la nouvelle route construite entre la ville et le quartier de Public passant sous la batterie du Fort Gustave III a subi les effets de la dernière grosse tempête et que les dommages considérables rendent nécessaire, pour le bien public, qu’elle soit réparée et si possible renforcée contre de tels événements dans le futur ». La proclamation continue en indiquant que le Gouvernement, avec l’avis des Représentants de la ville, demande la mise en route des travaux immédiatement. C’est William HANCOCK qui sera responsable de la conduite du chantier. Comme pour les travaux de 1813, ce sont les esclaves de la ville qui vont être mis à l’œuvre, et c’est Alexander HANCOCK, officier du département des travaux publics qui s’occupera des listes des esclaves requis pour le lendemain. Les contrevenants sont prévenus des amendes qu’ils encourent.

On pourra noter qu’en à peine deux ans, la route du fort semble avoir bien prouvé son utilité, car à peine est-elle détruite, qu’on lance les travaux de réparation.

Aquarelle peinte par Mlle Edla ULRICH vers 1870

Le 30 octobre 1858, les représentants de la ville envoient un courrier à Carl ULRICH, Procureur et Lieutenant-Gouverneur. Ils écrivent que le dernier gros temps a laissé du sable et des roches dans les rues de Gustavia, en particulier celles situées à l’entrée de la ville. Surtout, la route qui passe sous le Fort et conduisant au quartier de Public a été très touchée, et elle est détruite. Les Représentants demandent à ce que « comme toujours en pareil cas » les travaux soient faits par la population, chaque habitant en alternance selon une liste établie par Moses Leverock HASSELL et Richard Burton DINZEY. Les Représentants ont prévu que ceux dont cela sera le tour, pourront immédiatement payer 4 bitts ou procurer un remplaçant approuvé. Les absents n’ayant pas payé les 4 bitts ou envoyé un remplaçant, seront condamner à payer 2 Dollars Espagnols. Les sommes ainsi recouvrées serviront au financement des travaux. Les travaux seront exécutés sous la surveillance de messieurs HASSELL et DINZEY et d’un sous-inspecteur qui sera embauché pour ce chantier.

En 1858, cela fait onze années qu’il n’y a plus d’esclaves sur notre île. Les temps changent, et tout le monde doit participer aux travaux publics.

Nous sommes en 2022, et cette route est sans doute encore plus importante aujourd’hui qu’alors. Elle fut grandement endommagée par le cyclone Luis et réparée, et on termine ces jours-ci des travaux censés la protéger un peu plus.

Il n’y a plus d’esclaves, mais cette route est la preuve qu’il y en eut, puisque ce sont eux qui la construisirent !



Catégories :esclavage, GUSTAVIA, SLAVERY, SLAVES, SWEDISH EPOQUE, SWEDISH PERIOD, Uncategorized

3 réponses

  1. c’est juste formidable ce travail de recherches effectué merci Jérôme !!

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  2. Merci Jérôme Pour tout ce qu’on apprend travers de tes recherches ..

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  3. Merci pour toutes vos recherches et pour cette leçon d’histoire . Grace à vous j’apprends beaucoup sur mon île.

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