Traite des esclaves à Gustavia, le cas du « Jaloux », 1824

Cet article est rédigé à partir de documents piochés dans les archives de la Cour de justice à Saint-Barthélemy et les rapports que le Gouverneur de notre île envoie en Suède. Par chance, les rapports envoyés par NORDERLING sont rédigés en Français.

Le 29 décembre 1823, le Gouverneur de Saint-Barthélemy, NORDERLING, écrit à l’Amiral Jacob, gouverneur de la Guadeloupe, qu’une rumeur coure sur notre île qu’un bateau battant pavillon Suédois et transportant « cent et quelques nègres esclaves », et venant de l’île de Principe sur la « Côte d’Afrique » aurait été pris par un garde-côte français, et amené à la Basse-Terre. NORDERLING s’étonne malicieusement de ne pas avoir été prévenu, et indique que le tribunal de notre île aurait, tout aussi bien que celui de Guadeloupe, pût condamner les trafiquants. NORDERLING indique qu’il est surpris que le navire ait été arrêté alors qu’il se trouvait dans les eaux de Montserrat, en route pour l’île de Porto Rico, sans avoir cherché à introduire ces Africains en Guadeloupe. Il insiste pour établir qu’il n’était, bien sûr, pas au courant de ce trafic, surtout avec un navire Suédois. Il ne comprend pas que le garde-côte Français puisse s’en prendre à des navires neutres, « plus ou moins soupçonnés du trafic en question ». Il juge même l’intervention du navire Français de « zèle très gratuit », ne comprenant pas qu’on puisse s’occuper de « défendre la traite des noirs » à des navires étrangers. NORDERLING indique que le véritable propriétaire de la cargaison n’est pas un habitant de Saint-Barthélemy, ni peut-être même celui du navire, « mais le prête-nom sera poursuivi sitôt qu’il plaira à votre excellence ».

Pour le Gouverneur de la Guadeloupe, dans sa réponse du 19 janvier 1824, c’est le faible tonnage du « Jaloux » qui a fait croire au garde-côte que c’était un caboteur se livrant à de la contrebande sur la Guadeloupe. Ils n’avaient aucune raison d’imaginer qu’un si petit navire aurait pu arriver d’Afrique avec des esclaves à son bord. Pour le gouverneur, le fait que le navire ait été arrêté en dehors des eaux de la Guadeloupe ne rentre pas en ligne de compte, car l’infraction a été constatée dans les eaux françaises. Il insiste sur le droit de police des nations signataires des traités d’abolition de la traite des noirs, seul moyen pour le faire cesser, et peu importe le pavillon des navires visités.

La Guadeloupe n’a pas renvoyé l’équipage vers Saint-Barthélemy, car aucun n’était Suédois, et que le subrécargue inscrit « sous le nom de Bertrand ETCHEVERRY, est un capitaine français dont le véritable nom est Gaspard AUBOUY, accusé de délits graves, qui est à la Guadeloupe même, sous le coup d’une procédure criminelle ». Le gouverneur poursuit en confirmant que ni la cargaison, ni le bateau non plus n’était propriété suédoise, et que POMELIA (il faut lire PANILIO) n’est qu’un prête-nom.

Cela doit-être avec ce courrier que le Gouverneur de la Guadeloupe envoie le jugement ci-dessous (c’est celui de la Cour d’appel).

Le 5 janvier 1824

« EXTRAIT DU REGISTRE DU GREFFE DE LA COMMISSION SPECIALE D’APPEL, SÉANTE À LA BASSE-TERRE, ISLE GUADELOUPE,

Vu par la commission spéciale d’appel, la procédure instruite et poursuivie près le tribunal de première instance de cette ville Basse-Terre

A la requête du procureur du roi agissant d’office, demandeur et accusateur,

Contre le sieur Bertrand ECHEVERIG (il faut lire ETCHEVERRY), subrécargue du bateau Suédois « Le Jaloux » appartenant à Guillaume PANILIO, homme de couleur libre, étranger, et faisant les fonctions de Capitaine à cause de l’absence du sieur John CLARK, le dit bateau arrêté le dix du mois de décembre dernier par la goélette du roi « La Mathilde » avec une cargaison de cent sept noirs de la côte d’Afrique et conduit le onze sur cette rade de la Basse-Terre comme étant en contravention aux traités par lesquels ce trafic a été prohibé sous la garantie mutuelle de le réprimer en toutes occasions ».

Le jugement en première instance avait été rendu par Joseph DUPUY DESILETS MONDÉSIR le 27 décembre 1823.

Les faits sont rappelés : Alors que la goélette « La Mathilde » était en croisière au vent de l’île, le bateau suédois « Le Jaloux » se trouvait à peu près à mi canal entre l’île d’Antigua et de la Guadeloupe, et courait au ouest-nord-ouest, et la goélette était à une lieue et demie de la pointe nord de la Guadeloupe. Les ordres donnés aux Capitaines des navires militaires stipulent qu’ils doivent faire appliquer strictement « l’ordonnance royale du 8 janvier et la loi du 15 avril 1818 concernant l’abolition de la traite des noirs ». Le tribunal insiste bien sur le fait que le navire se trouvait bien dans les eaux de la Guadeloupe, et que « La Mathilde » avait bel et bien le droit d’aborder et de visiter « Le Jaloux ». Il est aussi stipulé que le procès-verbal de prise n’a pas été contesté.

Il est rappelé que les navires étrangers faisant ce trafic illicite et qui sont pris dans les eaux françaises sont punis par la confiscation du navire et de la cargaison, que ces étrangers sont justiciables du tribunal de 1ere instance. Il est également indiqué que la Suède ést signataire de cette convention, ses navires sont donc bien soumis à la loi interdisant le trafic d’esclaves. « Considérant que cent-sept noirs provenant de la Côte d’Afrique ont été trouvés à bord du bateau Suédois « Le Jaloux », que le corps du délit est constaté et repousse toute espèce de justification ».

L’argumentaire ajoute que le Capitaine CLARK n’était pas à bord du navire, mais qu’il est resté en Afrique, que le subrécargue, Bertrand ECHEVERIG déclare qu’il n’est pas Français mais qu’à défaut de le prouver, il est considéré comme tel.

Le tribunal déclare la prise valable, et confirme confisquer « le dit bateau, ensemble, ses agrès et apparaux et autres accessoires, ainsi que les noirs trouvés à bord, à l’exception des deux fils des chefs de la Côte d’Afrique et les deux nègres, leurs domestiques, qui ont été confiés au sieur Bertrand, et qui lui seront remis ». Le tribunal ordonne la vente aux enchères publiques du navire et « que les noirs confisqués seront, conformément à l’ordonnance du 8 juillet 1817, mis à la disposition du gouvernement pour être employés à des travaux d’utilité publique ». Le tribunal ne poursuivra pas le Capitaine CLARK qui n’était pas à bord de son navire, et donne un mois à ECHEVERIG pour prouver qu’il est Suédois … sous peine de ne plus pouvoir commander sur des navires Français.

Le jugement en appel confirme entièrement le jugement de la 1ere instance, avec une seule exception : il invalide la décision du juge de confier à Bertrand ETCHEVERRY les deux fils des chefs « de la Côte d’Afrique » et leurs deux domestiques et indique que leur sort sera décidé par l’administration supérieure de la colonie, la commission n’ayant qu’à se prononcer sur « le fait de la traite des noirs ».

Le Gouverneur de Saint-Barthélemy ne reçoit le courrier « avec la condamnation du dit bâtiment et de sa cargaison de nègres » qu’au début du mois de mars, et il y répond le 17. Les relations entre les deux Gouverneurs sont toujours tendues quand on lit leurs échanges, car il existe un contentieux du fait de la présence de nombreux navires corsaires ou pirates dans nos eaux (voir l’article sur les corsaires d’Artigas), et les Français accusent NORDERLING d’une certaine complaisance à leur égard, voir, d’en tirer des profits. Le Gouverneur de notre île essaye de retomber sur ses pattes. Il ne critique pas la prise de ce négrier, mais dit qu’il aurait juste voulu être averti, afin de faire suivre les débats et « réunir les preuves incontestables contre le prête-nom ici qui chicane à présent sur le débarquement en Afrique du premier capitaine, et l’abus que le prétendu capitaine ou subrécargue français a depuis fait de son bâtiment ». Mais il continue à penser que « les principes très larges sur lesquels votre excellence justifie la capture, à force de prouver, ne prouvent presque rien, et ils mèneraient à des abus plus intolérables que le trafic qu’on veut abolir ». L’attitude de NORDERLING est parfois assez étonnante ! Il demande que les navires suédois ne soient pas systématiquement inspectés par les garde-côtes français sous prétexte qu’ils ont le pavillon suédois « où en serions-nous si toutes les puissances agissaient dans le sens que présentent vos principes ? ». Il continue également à condamner que les Français aient choisi de prendre en considération la position du « Jaloux » au moment où il était aperçu par « La Mathilde » et non point celle au moment de son abordage, « ce principe me paraît inadmissible ». Il en rajoute encore, «  le bateau se rendait suspect, dit-on, en fuyant. Je ne sais pas si c’est fuir que de poursuivre sa route, vent arrière ». Puis, il sent bien qu’il passe un peu les limites, que ses propos pourrait-être mal interprétés « Mais je le répète, je ne regrette ni la capture, ni la condamnation, j’en regrette seulement la manière peu amicale ». Il continue ensuite pour montrer comment il combat la présence des pirates  et des corsaires Colombiens à Fourchue, comme il est, pour ainsi dire, tout à fait irréprochable ! NORDERLING tombe dans le piège de ses propres tergiversations !

Le 5 mars 1824, William PANILIO adresse une longue lettre au gouverneur NORDERLING.

Il indique qu’il a été convoqué en urgence à une réunion extraordinaire de la Cour de justice le 18 février et interrogé par le Vice-Fiscal MILANDER au sujet du sloop « Le Jaloux » lui appartenant et dont on lui a dit qu’il avait été capturé et condamné en Guadeloupe pour avoir transporté des noirs africains. PANILIO dit que MILANDER l’a non seulement accusé de faire du trafic, mais également de n’être qu’un prête-nom pour un autre propriétaire. Il continue en écrivant qu’il a été convoqué une deuxième fois, le 28 février avant d’avoir eu le temps de travailler sa défense, et que cette fois-là, MILANDER a présenté ses conclusions sans apporter aucune preuve de ses accusations.

PANILIO écrit qu’en préparant sa défense il s’est heurté à toutes sortes de difficultés et qu’il n’a même pas eu accès aux minutes de la Cour. Il dit qu’il ne peut ainsi pas pleinement répondre à ces accusations dans une telle procédure criminelle, car il n’en connaît pas le détail.

Il conteste la déclaration de MILANDER selon laquelle « Le Jaloux » ne lui appartiendrait pas. Il dit que c’est le capitaine CLARK qui amené le navire, en provenance de Saint-Thomas, et sous pavillon Danois. Qu’il en est reparti trois jours plus tard, avec le même équipage, cargo et provisions, après l’avoir vendu à PANILIO et après qu’il a eu passé le navire sous pavillon suédois. PANILIO indique que sa destination a toujours été la Côte d’Afrique, et ceci, depuis son premier départ de Saint-Thomas, qu’il a ensuite charterisé le navire à CLARK pour ce voyage. PANILIO pense ainsi s’exonérer de toute faute, c’est bien son navire, mais il l’avait frété à CLARK, il n’est donc pas responsable de ce voyage.

Il ne comprend pas l’acharnement de MILANDER car tous les jours de telles affaires surviennent. Des navires arrivent de l’étranger sous couvert d’un acte de vente et repartent parfois en moins de « trois fois vingt-quatre heures », que « cet état de fait est intimement lié avec l’existence même de cette colonie ». Il dit qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura jamais un volume d’affaire régulier comme dans d’autres pays, par manque de produits d’export et de capital, et qu’il faut sauter sur n’importe quelle occasion.

Les navires arrivaient de nombreux ports aux États-Unis dans les années entre 1805 et 1807, remplis de marchandises, qui étaient vendus ici, et continuaient leurs voyages vers les ports suivants, commandés par le même capitaine, et jamais personne n’a été accusé d’activités criminelles. Le gouvernement d’alors savait bien que le commerce est compliqué, reposant surtout sur la confiance que chacun accordait à l’autre, et les richesses qui affluaient à cette époque démontrent bien que c’est ainsi que cela fonctionne. Tous les gouvernements ont des règles et des traités avec les autres pays, établissant les formalités nécessaires pour démontrer qui est le propriétaire d’un navire ou pour demander la protection due à un pavillon, mais cela doit se limiter à cet aspect-là des choses. Nos lois indiquent qu’un acte de vente confirme le transfert de propriété, et la déclaration d’un capitaine ou d’un propriétaire doit suffire.

« Ces documents, sont, ou ont été en possession du soussigné, ont été inspectés et confirmés par l’honorable Cour, et un passeport délivré. Ce sont des faits et des preuves qui ne peuvent pas être rejetés sous prétextes de on-dit ou de déclarations non fondées ».

PANILIO écrit que cela ne regarde personne d’autre que lui et le vendeur de savoir s’il a payé et comment il a payé le navire. L’acte de vente indique qu’il a été payé, et c’est tout ce qui compte. De nombreuses personnes sont arrivées ici, continue-t-il, ont prêté allégeance et ont payé leur naturalisation, et ont immédiatement pris le commandement du navire sur lequel ils étaient arrivés, alors que celui-ci avait changé de propriétaire dans le même temps. Cela n’aurait donc rien eu d’illégal si CLARK était devenu résident et capitaine de cette île s’il avait été étranger, et c’est forcément encore moins le cas, puisqu’il est né ici et a grandi ici, sur cette île, et que donc il est Suédois.

En ce qui concerne l’équipage, PANILO n’a pas la moindre idée de qui était à bord, que c’est le capitaine du navire qui engage et paye les marins, pas le propriétaire, et que quand bien même cela eut-été de sa responsabilité, c’est l’efficacité qui prime sur tout, et c’est comme ça qu’on fait du commerce ici, contrairement à ce qu’on fait dans d’autres grands pays.

PANILIO écrit que c’est pareil en ce qui concerne la marchandise transportée, que « rien n’interdit que des marchandises participant d’une spéculation commerciale soit importées d’un pays étranger, particulièrement dans un port franc comme le nôtre ».

On a insisté sur le fait que le charter de son navire avait été conclu oralement entre lui et le capitaine CLARK. Il avoue que cela pourrait paraître bizarre dans d’autres pays, mais qu’ici, il est très rare qu’un contrat soit écrit, qu’ici c’est la confiance qui compte, même pour des opérations de plusieurs milliers de dollars. En plus, insiste-t-il, il connaît CLARK depuis son enfance, et que sa façon de conduire ses affaires ne regarde personne d’autre que lui.

L’accusateur public a demandé son bannissement de la colonie car son navire a été saisi pour avoir fait un commerce interdit par sa Majesté, mais avant qu’on puisse condamner quelqu’un, il faut avoir prouvé sa faute. Qu’il ait été le propriétaire du navire n’indique pas qu’il était au courant que le navire allait faire un voyage illégal. En effet, le navire partait bien vers l’Afrique, mais pour ramener un chargement d’huile de palme et de café, et que jusqu’à preuve du contraire, ce commerce n’est pas interdit. Il n’est pas non plus prouvé que CLARK se soit lui-même lancé dans ce trafic illégal, car on ne sait pas ce qu’il est devenu. Qui sait s’il n’a pas été contraint et forcé de changer de destination puisqu’il n’en était plus le capitaine lorsque celui-ci a été arrêté ? Il n’y a pas juste une possibilité, mais une probabilité, que les déclarations de l’équipage confirment, que CLARK ne peut pas être reconnu coupable de quoi que ce soit, ni non plus le soussigné. L’accusateur ne prouve rien du tout.

PANILIO continue, « je ne suis pas un avocat de ce trafic que l’humanité réprouve », mais que ce trafic a été autorisé par les autorités, qu’il y avait même, dans l’ordonnance du tarif douanier du 18 avril 1800, une taxe pour les nouveaux esclaves importés d’Afrique et que c’était une des sources de revenus pour cette île.

PANILIO écrit ensuite « que ce trafic a été pendant longtemps une des branches les plus lucratives du commerce de cette île. Et si on devait interdire une branche du commerce autorisé pendant des années par le gouvernement, si on devait en faire un crime punissable de l’effrayante peine de bannissement perpétuel, alors, il faudrait que le gouvernement le fasse savoir de toutes les manières possibles afin que personne ne puisse dire qu’il l’ignorait, et que jusqu’à ce que cela soit fait, alors la loi, si elle existe, ne pourra jamais être appliquée ». Pour PANILIO, punir quelqu’un pour avoir fait quelque chose qui était encouragé par le gouvernement, sans le prévenir que cela n’est plus possible, serait ni plus ni moins monstrueux.

Pour finir, il n’accepte pas de payer la différence qu’on lui réclame dans le paiement de la taxe sur le cargo qu’il avait à bord à son départ, puisqu’il a payé ce que la douane lui a réclamé à ce moment-là, et que s’il y a eu des erreurs de calcul de la part des officiers de ce bureau, c’est leur propre faute, pas la sienne. Il demande enfin d’être acquitté de toutes les charges dont il est accusé.

Il est bien difficile de penser quoi que ce soit de PANILIO. Est-il responsable ou victime ? Bien que désigné comme homme de couleur libre, il ne semble pas s’émouvoir beaucoup du sort des esclaves transportés depuis l’Afrique vers les Antilles. En tous cas, l’esclavage ne paraît pas être un problème majeur à ses yeux. Son courrier ressemble plutôt à un plaidoyer pour un commerce ultra-libérale, où faire des affaires permet tout, ou presque.

Dans son rapport du 27 mars 1824, NORDERLING écrit « le désagrément que m’a couté cette affaire, je le dois encore aux mulâtres BIGARD, moteurs désespérés de toute espèce de tracasseries dans cette colonie, car le prête-nom PANILIO n’est qu’un commis associé dans cette maison. Ils savent fort bien cacher leurs friponneries sous le nom d’autres personnes. J’ai fait poursuivre le prête-nom par le Fiscal MILANDER, mais le conseil, faute de preuves satisfaisantes à ce qu’on prétend, l’a déclaré innocent. Quel que soit mon étonnement d’une pareille décision, je n’en dirai rien avant d’avoir eu part des minutes de la Cour qui n’étaient pas encore prêtes hier au soir ». Au même moment il y a une autre histoire avec un navire en partance pour la Côte d’Afrique, le navire « La Clarisse » appartenant à Alexis BERNIER, et notre Gouverneur semble bien occupé. En parlant de la Guadeloupe, il termine ce passage de sa lettre par « Monsieur le Gouverneur fait grande parade de son zèle pour l’abolition de la traite des nègres, mais on en introduit sous le nom de mules et de bœufs, et il n’en dit rien, pourvu qu’on le fasse avec adresse. On m’a nommé 12 à 20 bâtiments français qui se préparent à présent à St-Thomas et à Curaçao pour aller à la Côte d’Afrique sous divers pavillons ».

Dans le rapport du 11 mai il écrit « la traite des noirs va bon train dans les îles françaises, malgré le prétendu zèle du Gouverneur JACOB. De temps en temps, il confisque pourtant un bâtiment vide qui a déjà versé ses nègres dans la colonie, quelques fois même une partie de la cargaison. Les propriétaires s’en moquent, dit-on, car, si de quinze à vingt expéditions, les deux tiers, peut-être même la moitié, viennent à bon port, leur gain est toujours considérable. Depuis les entraves mises à ce commerce, les nègres ne valent rien sur la Côte de Guinée ».

Dans son rapport au Roi de Suède du 3 juillet 1824, le Gouverneur NORDERLING écrit :

« Le Conseil a déclaré le nommé PANILIO non convaincu d’avoir vendu à des étrangers trafiquant sur la Côte d’Afrique le bâtiment sous pavillon Suédois nommé « Le Jaloux » qui fut après condamné à la Guadeloupe. Je ne comprendrai jamais cette décision, vu la force des preuves qui existaient déjà contre l’accusé, et qui ont depuis, acquis l’évidence la plus incontestable par l’arrivée de la Guadeloupe, du personnage sur lequel PANILIO voulait, devant notre conseil, jeter la faute de l’abus de pavillon Suédois, et lequel personnage, véritable propriétaire du navire, PANILIO n’osait pas attaquer. J’ai donc expédié des ordres au juge MORSING que je ne permettrai pas que le dit PANILIO fût propriétaire d’un bâtiment Suédois, ni même en commandât un appartenant à cette île. Les vrais agents, dans cette affaire, étaient les hommes de couleur BIGARD, PANILIO n’était que leur prête-nom ». Ce que NORDERLING écrit ici, c’est qu’il va priver PANILIO de ses droits de bourgeois, citoyen suédois de Saint-Barthélemy. Il a au même moment, saisi des biens appartenant à BERNIER.

Le 12 janvier 1825, NORDERLING publie une proclamation dans laquelle il stipule que contrairement à ce que certains semblent croire, les propriétaires de navires suédois engagés dans la traite des esclaves, même par des tiers, seront considérés comme parties prenantes, et jugés en conséquence.

On voit bien ici l’impact que les deux affaires en cours, celle du « Jaloux » de PANILIO, et celle du « Clarisse » d’Alexis BERNIER, ont sur l’organisation du commerce de notre île. Il veut à tout prix empêcher les armateurs locaux de faire participer leurs navires dans ce trafic car cela causerait du tort à l’image du pavillon suédois, et donc, par ricochet, entrainerait la baisse des affaires à Gustavia.

Le rapport daté du 14 février 1825 indique « le mulâtre PANILIO, prête-nom associé des BIGARD dans l’expédition à la Côte d’Afrique du bateau suédois « Le Jaloux » qui fut condamné à la Guadeloupe, et dont Monsieur JACOB a fait tant de bruit en Europe, se trouve à présent impliqué dans un complot de piraterie tramé à Saint-Thomas. C’est pourtant l’homme que notre Conseil acquitta de tout tort, sous le prétexte qu’il n’était pas responsable de l’abus que faisaient les fréteurs du pavillon suédois, et qu’il n’y avait pas de preuves suffisantes de sa connivence avec ces gens-là, tandis qu’il se contredisait à chaque moment sur la nature de sa charte-partie ». Il évoque ensuite la nouvelle histoire de trafic d’esclave avec le navire « Clarisse » d’Alexis BERNIER, puis termine en indiquant qu’une fois de plus, les BIGARD sont compromis dans le complot de piraterie avec PANILIO, mais aussi, dans l’affaire de la « Clarisse ».

Dans le rapport du 9 mars 1825 NORDERLING confirme qu’il avait retiré ses droits de bourgeoisie à PANILIO, mais que malgré la demande du Roi de les lui remettre, il ne peut pas car « il n’a pas jugé à propos d’attendre les résultats de sa complicité dans la piraterie découverte à Saint-Thomas, et il s’enfuit l’autre jour à Saint-Martin sur un bâtiment de la Maison BIGARD. Je suis désolé d’avoir encouru le mécontentement de votre Majesté à cause des dites mesures, mais je craignais d’avantage d’être soupçonné de ne pas avoir mis assez de vigilance à prévenir la traite noire, surtout après la scandaleuse affaire de PANILIO à la Guadeloupe, et ma peur augmentait à mesure que je vis le système de ladite traite se développer dans la colonie, et y gagner des gens que j’ai honte à nommer ». NORDERLING continue en écrivant que sans ses mesures (pourtant critiquées par le Roi en personne) « on aurait déjà vu une douzaine et plus de négriers suédois sur la Côte d’Afrique ». NORDERLING montre clairement que le Roi lui a demandé de suspendre les privations de droit qu’il a infligé à PANILIO et BERNIER. Le Roi en effet, écrit qu’on ne peut pas punir un sujet de son royaume sans avoir prouvé sa faute selon les formes légales, que la supposition qu’une faute a été commise ne vaut pas preuve.

NORDERLING pose tout de même la question de savoir s’il serait vraiment à propos de redonner ses lettres de bourgeoisie à quelqu’un comme PANILIO, alors qu’on s’attend à ce qu’il soit expulsé prochainement de Saint-Thomas pour piraterie.

Le tout se passe à une époque où on parle de nombreux complots de révoltes ourdis par des mulâtres dans de nombreuses îles. La grande peur de LA révolte des mulâtres. D’ailleurs, NORDERLING indique qu’il « serait presque certain qu’un bon tiers de la ville de Saint-Thomas a brulé à la suite de menaces de la destruction totale de la ville si on ne relâchait pas les mulâtres et autres vagabonds, à qui la commission royale fait leur procès pour avoir comploté le pillage de la ville et une piraterie générale sur la mer. Il y a de quoi faire frémir tous les honnêtes gens du voisinage pour la sureté de leurs vies et propriétés ».

Alors que faut-il penser de cette sordide affaire ?

La France, après le congrès de Vienne de février 1815, abolie officiellement la traite des noirs le 29 mars de la même année. Le Royaume-Uni l’avait abolie depuis 1807. Pourtant, comme on le voit, la traite continue toujours en 1824, à destination des îles espagnoles, mais aussi, illégalement, vers les îles françaises.

Comme on l’a vu avec PANILIO et BERNIER, les commerçants installés à Gustavia n’ont pas beaucoup d’états d’âme. L’esclavage toujours en vigueur, l’esclave reste donc une marchandise qu’on peut acheter ou vendre. Alors certes, il est risqué de se faire prendre, mais quand on est armateur, on veut des marchandises sur ses bateaux, on veut pouvoir gagner encore un peu d’argent, et les îles ont besoin de renouveler les esclaves qu’on continue de tuer au travail forcé. Alors on va en chercher, on les ramène en espérant passer au travers. On peut également ajouter que les corsaires ou pirates Sud-Américains ne se gênent pas non plus, et trafiquent allégrement les esclaves venant les vendre jusque sur nos côtes, à Fourchue même, enrichissant des commerçants de Gustavia.

Mais dans tout ça, n’est-il pas étonnant de lire les lettres de notre Gouverneur ? De lire entre les lignes je veux dire ? Parce qu’en fait, ce qui transpire ici, c’est qu’il en veut surtout, et énormément, aux BIGARD, à PANILIO, à BERNIER, aux corsaires et aux pirates, au Gouverneur de la Guadeloupe aussi. Mais qu’en est-il vraiment de la traite des noirs, ou de l’esclavage tout simplement ? Ses lettres donnent plutôt l’impression qu’il cherche à régler ses comptes avec des gens qu’il n’aime pas, plutôt qu’à lutter simplement contre ce trafic. Ne laisse-t-il pas d’ailleurs entendre qu’il serait dommage de ne pas profiter de la baisse du prix des esclaves sur la Côte d’Afrique ? Qu’en fait, cela serait beaucoup plus simple de ne pas se voiler la face, et de laisser continuer ce commerce, puisque de toutes façons, on en importe toujours, même en Guadeloupe ?  Est-il seulement pragmatique ?

C’est sans doute beaucoup plus compliqué que ça. J’en veux pour preuve cette très violente lettre envoyée par NORDERLING au ministre des Affaires étrangères, Monsieur le Comte de Wetterstedt le 9 octobre 1824. Dans cette lettre, il fait référence aux négociations en cours à ce moment entre Jean Pierre BOYER, Président à vie de l’État unifié d’Haïti depuis 1822, et le Roi de France, Charles X. Ces négociations aboutiront à la reconnaissance par la France de Haïti.

« On parle beaucoup ici des négociations entre la France et Haïti, et ses conséquences de leur rupture. A-t-on idée de bonne foi ou n’a-t-on voulu que dissimuler ? Le Président BOYER est-il las de la canaille qui diminue tous les jours et qu’il a trouvé incapable de civilisation ? Ou veut-il bien continuer avec le fouet et le bâton, les seules lois que le pauvre nègre comprend. Êtres malheureux !

Pourquoi les trainer de leurs foyers, où, de leur manière, ils jouissaient de leur existence ? Et maintenant, pour les dédommager de leurs souffrances, nous voulons les baptiser et les transformer en des paysans d’Europe !

Jamais le Seigneur ne les a destinés, ni à l’un, ni à l’autre. Dans l’espace de 3000 ans a-t-on remarqué, ou entendu parler de quelques traces de civilisation (comme nous l’entendons en Europe) dans le le pays des nègres ? Si à St Domingue on trouve des Généraux, des Capitaines, avec, ou sans linge et souliers, des Juges, de la police, des Douaniers, etc… tout cela n’est que des réminiscences de la colonie française, et qui disparaît tous les jours. Notre voisine, par exemple, l’île de Saint-Christophe, est labourée par 18000 nègres. Supposons que ceux-ci chasseraient les blancs ; Votre Excellence croit-elle bien, que, cette besogne accomplie, les nègres s’occuperaient des plantations de sucre, de café ou de coton ? Pas du tout, leur première idée serait de tuer le bétail délaissé, de faire bonne chair, et, après cela, de s’égorger entre eux, jusqu’à ce que peut-être 2 ou 3000 resteraient, auxquels le sol suffirait pour planter des légumes.

Ils ont une bonne part de l’esprit des blancs, mais dans leur manière de parler, leurs grimaces, leurs gestes, leur légèreté, qu’elle ressemblance avec le singe !

Mr WILBERFORCE et ses saints (membre du Parlement du Royaume-Uni, c’est lui qui mène la lutte pour l’abolition de la traite en 1807, et la lutte pour l’abolition de l’esclavage de 1833) ont entrepris une tâche désespérée, et probablement, causeront beaucoup de mal, beaucoup de tracasseries avant qu’ils soient convaincus de son absurdité. Que doivent-ils donc faire ? Dieu le sait ».

Nous n’avons pas de copie du manifeste des marchandises amenées de Saint-Thomas par le capitaine CLARK, et restées à bord du « Jaloux » parti à destination de la Côte d’Afrique, mais, dans la procédure contre le voyage négrier de la goélette « La Clarisse » commandée par Alexis BERNIER, il y a ce document. On peut penser que la liste des marchandises destinées à l’achat des 107 esclaves de PANILIO devait y ressembler beaucoup :

100 pièces de Prussiennes,

180 pièces de Ginga numéro 2,

60 pièces de Ginga (peut-être une toile de chanvre)

108 douzaines de mouchoirs,

30 pièces jannets en couleur,

30 pièces bazin rouge (tissus damassé)

4 malles contenant 100 pièces madras,

6 ballots contenant 680 pièces de coton blanc,

800 pièces de nanquin jaune (toile de coton)

300 pièces de nanquin bleu,

20 pièces de bajutapas,

14 douzaines de chapeaux fins,

4 boucauds de tabac, 4020 livres

10 barils de sucre,

10 boucauds de rhum, 1090 gallons,

22 pièces de mouchoirs en soie en couleurs,

John Francis CLARK est dit natif de notre île lorsqu’il fait sa demande pour une lettre de bourgeoisie le 21 aout 1823. Il est capitaine et demande à être autorisé à prendre le commandement d’un navire battant le pavillon suédois. Je n’ai rien d’autre le concernant.

Le William PANILIO « junior » qui nous occupe ici, est un homme de couleur libre né à Saint-Christophe vers 1784. Il est le fils de William PANILIO « senior », bourgeois et charpentier à Gustavia, également dit homme de couleur libre. PANILIO senior s’est marié avec Ann PAYNE à Saint-Thomas le 4 juillet 1782, et ils ont deux autres enfants :

Antoine ou Anthony, né à Saint-Christophe le 13 octobre 1786, il épouse Angélique BRON, femme de couleur libre née à Saint-Anne en Guadeloupe vers 1789 (sa mère est une Victoire BERNIER).

Ann, née vers 1787, mais je n’ai rien la concernant.

PANILIO junior a trois enfants avec Elizabeth WALKER, mais je ne sais pas s’ils sont mariés. Il fait sa demande de naturalisation le 19 janvier 1819 en indiquant qu’il habite sur notre île depuis deux ans déjà et qu’il navigue sur des navires Suédois depuis 18 mois. Le certificat de notoriété est signé par son père et son frère Anthony. Ils disent qu’ils ont navigué ensemble sur le schooner Suédois « two sisters » de juin 1812 à juin 1813.

Je n’ai rien d’autre sur la famille PANILIO. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus.

Quant à la famille BIGARD, on pourrait écrire un livre en plusieurs volumes !

Balthazar BIGARD est né à Marseille en 1740 où il se marie une première fois en 1761. Il est négociant à Gustavia, mais aussi, et surtout, Consul de France pendant toute la période Révolutionnaire et pendant les guerres napoléoniennes. Il trafique tant et plus, et s’occupe surtout de légitimer et blanchir les prises des corsaires Français qui viennent décharger sur notre île en s’enrichissant au passage. Il est sans cesse en conflit avec les autorités, et particulièrement avec NORDERLING.

En 1816, à Gustavia, il épouse Jeanne Louise PAPIN une mulâtresse originaire de Guadeloupe avec qui il aura neuf enfants, dont le fameux Philippe BIGARD.

Philippe, dit Titus qui décède au Cap Français à Haïti en 1833 avait fait plusieurs tentatives de coup d’état et pris part à plusieurs complots fomentés par des mulâtres libres, dont un à Puerto Rico en 1822. D’après au moins une des lettres de NORDERLING, il apparaît qu’avec d’autres mulâtres il se batte pour « une république fédérative des Antilles dont le centre sera probablement Saint-Domingue. La santé favorite dans les orgies de ces brouillons est « la république générale, et mort à ceux qui s’y opposent ! ».

Balthazar BIGARD est décédé sur l’îlet Fourchue où il a passé les dernières années de sa vie, semble-t-il très marqué par les lourdes pertes financières qu’il a subi pendant l’occupation anglaise de 1801 (forcément, il était Consul de France). Des descendants, après le retour de l’île à la France en 1878, dans des procédures à Paris, essayent toujours de récupérer l’argent volé par les Anglais.

Merci à Eve,



Catégories :1824, BIGARD, esclavage, Five islands, Fork island, NORDERLING, PANILIO, SLAVERY, SLAVES, SWEDISH EPOQUE

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2 réponses

  1. Johan Norderling, gouverneur suédois de Saint-Barthélemy entre août 1819 et avril 1826, ne devait pas être franchement favorable à la fin de l’esclavage…

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  2. Johan Norderling, gouverneur suédois de Saint-Barthélemy entre août 1819 et avril 1826, ne devait pas être franchement favorable à la fin de l’esclavage…

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