Chloé ARRINDELL

Dans un courrier qu’il adresse à la Cour le 26  janvier 1820, Emelius HEYLIGER, homme de couleur libre, bourgeois et habitant de Saint-Barthélemy, écrit que durant l’année 1801, il a passé un marché avec Madame Catherine HILL concernant son esclave Chloé ARUNDEL. Il dit que Catherine HILL avait acheté cette esclave à Madame Félicité VITTET, une créole habitante de cette île. Par ce marché, il achète la liberté de Chloé pour la somme de 293 Dollars espagnols, dont 110 payés en espèces.

HEYLIGER précise que Madame HILL inscrit alors cette information au dos du titre de propriété qu’elle garde avec elle, en sécurité, en attendant le paiement de la balance encore due.

Sept mois plus tard, HEYLIGER paye 80 Dollars à Madame HILL, et celle-ci, à nouveau, inscrit le montant reçu au dos du titre.

Ce n’est qu’en 1810, neuf ans plus tard donc, que HEYLIGER parvient à payer la balance. Madame HILL inscrit cela au dos du document et le lui donne. Madame Ann SPENCER est témoin et signe au dos également. Il y a un autre témoin, mais HEYLIGER ne se rappelle plus son nom.

HEYLIGER oublie malheureusement d’officialiser la transaction à ce moment-là. Il garde le précieux reçu dans ses documents, et, ce n’est que deux ans plus tard, alors qu’il s’apprête à quitter l’île un certain temps, qu’il pense à le donner à Chloé. Malencontreusement, celle-ci n’a pas l’argent nécessaire au paiement des taxes afin d’enregistrer son acte de manumission auprès des autorités.

Durant l’absence de HEYLIGER, Madame HILL envoie chercher Chloé afin de jeter un œil sur l’acte de vente, sachant qu’elle l’avait maintenant en sa possession. Catherine HILL en profite pour faire croire à Chloé que c’est mieux que ce soit elle qui garde le précieux document car il n’y a qu’elle, dit-elle, qui pourra lui donner sa liberté officiellement, s’en empare et le range dans son coffre. Chloé n’a pas réalisé qu’elle vient de se faire voler la preuve qu’elle est une femme libre.

Chloé cependant demande régulièrement ses papiers de femme libre à Madame Hill, mais celle-ci fait la sourde oreille. Chloé, prenant son courage à deux mains, va voir le juge Bergius et dépose une plainte. Le Juge parvient à obliger Madame HILL à demander officiellement la manumission de Chloé.

En effet, le 27 février 1815, Catherine HILL confirme que Chloé ARRINDELL « grâce à son travail » lui a payé la somme de 293 Dollars, et qu’elle prie la Cour de bien vouloir rédiger l’acte de manumission.

HEYLIGER, dans son courrier toujours, indique qu’à son retour à Gustavia, il n’a jamais pensé à demander quoi que ce soit à Chloé, et qu’il ne savait pas si elle avait obtenu son acte de liberté. Ce n’est que la semaine dernière, lorsque Zélia, la fille de Chloé, âgée d’environ16 ans, a été arrêtée et mise en geôle sur les ordres de Mr Abraham HADDOCK, un des petits-enfants de Madame HILL, pour sa valeur, et en tant que sa propriété, qu’il a été mis au courant de la situation.

L’infatigable Emelius HEYLIGER prie donc la Cour de bien vouloir convoquer Mr HADDOCK à la séance du 28 janvier prochain, afin d’expliquer de quel droit, et en vertu de quel acte il a pu faire arrêter Zélia, et la faire mettre en prison comme un bien lui appartenant. HEYLIGER ajoute que comme Zélia est née plusieurs mois après qu’il avait signé le contrat de rachat de Chloé et qu’il avait déjà payé une partie de la somme, donc forcément, si Chloé était libre, sa fille l’était aussi à sa naissance. HEYLIGER poursuit, écrivant que Zélia n’a jamais été l’esclave de Catherine HILL ou de ses héritiers. Il demande que Mr HADDOCK soit condamné à libérer la fille de Chloé, afin « qu’elle puisse jouir des privilèges des enfants nés libres de cette colonie ». Il demande également que HADDOCK soit condamné à payer les dépenses du procès, qu’on convoque Madame Ann SPENCER et Madame Félicité VITTET, afin de les faire témoigner.

Il termine tout de même son courrier sur une note un peu moins positive, ajoutant qu’au cas où la Cour déciderait que Zélia et sa mère sont toujours la propriété de Mr Abraham HADDOCK, qu’alors, la Cour l’oblige à le rembourser les 293 Dollars payés par lui, ainsi que l’intérêt légal.

Abraham HADDOCK écrit sa réponse à la pétition d’Emelius HEYLIGER le 28 janvier. Son ton montre qu’il est sûr de lui, qu’il a l’habitude de se faire entendre, qu’il a été élevé dans un monde où on se fait obéir par les esclaves.

« Moi seul, parmi tous les héritiers de ma grand-mère, suis poursuivi pour avoir exercé un droit de propriété commun à tous, et pour avoir fait arrêter la fille nommée Celia dont certain disent qu’elle est née libre. Elle est née aux mains de ma grand-mère alors que Chloé, sa mère, était une de ses esclaves.

Celia a été trouvée sur la propriété et a été traitée comme en faisant partie. Elle a toujours été considérée comme telle, même dans mes plus vieux souvenirs, a toujours figuré dans les listes annuelles de la famille, elle a donc été portée à l’inventaire des biens de ma grand-mère.

Je ne pourrais avoir aucune connaissance de la transaction à laquelle HEYLIGER fait référence, concernant l’achat, à ma grand-mère, de la femme Chloé, car à l’époque je n’avais pas encore cinq ans ». HADDOCK dit qu’il n’existe aucune preuve de l’accord qui aurait été passé entre sa grand-mère et HEYLIGER. Rien. Et surtout, quand bien même tout cela serait vrai, la somme finale n’ayant été payée en entier qu’en 1810, Chloé a été esclave jusque-là. La preuve, si Chloé était décédée avant le paiement final, la perte financière aurait bien été pour sa grand-mère !

La fille est née entre 1801 et 1810, mais rien de plus n’avait été fait. HADDOCK dit qu’il n’a jamais entendu parler des reçus pour paiement de HEYLIGER inscrits au dos de l’acte de propriété de Chloé.

Il dit qu’il est passé cinq à six ans entre la naissance de Célia et le dernier paiement à sa grand-mère. Cependant, aucune demande de liberté n’a été faite de la part de Chloé. Et puis, pourquoi, n’avoir pas profité de l’intervention du juge Bergius et parler de Célia à ce moment-là ? L’affaire aurait été discutée, et les droits de propriété de ma grand-mère sur cet enfant aurait été discutés, admis ou refusés !

Haddock ne comprend pas que rien n’ait été fait entre l’époque de la libération de Chloé et le décès de sa grand-mère, soit environ quatre années. Catherine HILL est morte à Gustavia le 2 octobre 1816. Et pendant tout ce temps donc, Célia a toujours été considérée comme une esclave et traitée comme telle par les héritiers. HADDOCK ajoute que depuis le décès, trois inventaires ont été fait, et, comme tous les autres esclaves, elle a été estimée à une certaine valeur. Qu’il y a enfin eu le partage de la propriété entre les héritiers, et que pendant tout ce temps-là, Chloé n’a jamais rien fait d’autre que d’intervenir auprès des estimateurs afin de faire baisser la valeur de sa fille pour pouvoir la racheter elle-même.

Si donc, continue-t-il, c’est par erreur que la propriété de Célia a été confirmée aux héritiers de ma grand-mère, c’est par la seule faute de Chloé.

J’ai confiance en la justice, et je suis sûr que l’honorable Cour saura voir la question correctement, et décider justement ».

Je n’ai pas trouvé d’autres documents concernant cette affaire, et je ne sais pas ce que décide la Cour de justice exactement, mais, une pétition de Chloé ARRINDELL en date du 19 avril 1824 va nous éclairer un peu.

« La signataire de ce courrier, qui avait été maintenue en esclavage, a, dès 1801, grâce à l’aide de son ami Emelius HEYLIGER obtenu sa liberté de son propriétaire du moment, Madame Catherine HILL. Une partie de l’argent avait été payée immédiatement, le reste en plusieurs fois jusqu’en 1810 quand elle avait obtenu le reçu de paiement, puis, plusieurs années plus tard, le document officiel de manumission par le Gouvernement.

Entre 1801 et 1810, j’ai accouché d’une fille appelée Zélia, que, d’après les circonstances évoquées plus haut, j’ai toujours considéré comme libre, étant née après avoir passé l’accord avec Madame HILL.

Les héritiers de Madame HILL ont déclenché une procédure estimant qu’ils étaient bien les propriétaires de Zélia, car, à sa naissance, je n’avais pas fini de payer le montant total de mon émancipation. Cela donna lieu à un procès entre Emelius HEYLIGER qui m’avait rachetée, et les héritiers HILL qui avaient fait arrêter Zélia. HEYLIGER avait demandé que Zélia soit libérée, et l’affaire fut entendue par la Cour le 1er février 1820. Celle-ci décida d’un compromis, et j’acceptais de payer 80 Dollars, soit la moitié de sa valeur estimée. La somme entendue fut réglée très rapidement, comme le prouve le reçu ci-joint. Je croyais sincèrement que la somme que je venais de payer devait permettre de libérer ma fille de l’esclavage, et pas seulement la racheter pour en devenir propriétaire moi-même, pour qu’elle soit mon esclave. Il est clair que cela n’était pas mon intention lorsque je signais cet accord avec l’officier de la Cour de justice. Je n’ai pas été libre après de changer quoi que ce soit. Je soumets humblement à la considération supérieure de votre excellence qu’à compter du moment où j’ai acheté et payé pour ma fille, elle n’est en fait pas devenue libre, peu importe que mon intention eût été telle. Un parent ne devrait pouvoir vendre ou acheter sa progéniture, et si je ne peux pas avoir ce droit en tant que parent, alors personne d’autre ne pourrait l’avoir non plus. Et pourtant, un de mes créanciers a demandé et obtenu le droit d’arrêter mon enfant afin de pouvoir la vendre en tant qu’esclave pour se rembourser de ce que je lui dois.

Je prie humblement votre excellence, qui, j’en suis sûre, sera convaincue par les faits, que mon enfant n’est pas ma propriété et qu’il la fera libérer, sans frais, car victime d’une mauvaise interprétation ».

Chloé, donc, n’a pas obtenu gain de cause contre Abraham HADDOCK. Sa fille, le juge en a décidé ainsi, n’est pas née libre. Chloé étant réputée toujours esclave de Madame HILL jusqu’au paiement final de sa dette en 1810, sa fille née avant cette date est bien née esclave de Madame HILL. En payant pour sa liberté, Chloé n’a libéré qu’elle-même, et sa fille reste esclave. Dans sa décision, le juge, pour son époque, fait preuve d’une certaine compréhension. Il autorise Chloé à racheter sa fille pour la moitié de sa valeur, ce qui lui transfère la propriété de Zélia, mais ne la rend pas libre pour autant. Ainsi, Zélia, aux yeux de créanciers, est un bien avec une valeur pécuniaire, et si Chloé ne peut pas payer des factures, alors on peut saisir ses biens, on peut saisir Zélia et la faire vendre aux enchères afin de se faire payer !

En mars 1810, sans doute après avoir été rachetée par Emelius HEYLIGER, Chloé a fait une demande pour avoir le droit de faire du pain. Entre le mois de mai 1810 et le mois d’octobre 1820, elle accumule quelques dettes auprès des frères Éphraïm et Thomas BASDEN des créanciers dans les mains desquels il vaut mieux ne pas tomber. Quelques barils de farine, du sucre, des clous, des planches. Mais il semble que ce soit une dette courant depuis 1818 en faveur de Anthony HODGE qui soit la cause de la saisie faite de Zélia. Elle lui doit 165 Dollars (soit la valeur de Zélia au moment de son estimation lors de la succession de Madame HILL). C’est beaucoup d’argent. Et Anthony HODGE est également un créancier à qui il vaut mieux ne pas avoir à faire. Avec les frères BASDEN, ils doivent être ceux qu’on voit le plus souvent en procès pour créances à recouvrer.

Malheureusement, je n’ai pas vu passer les documents qui pourraient nous dire ce qu’il est advenu. Mais deux courriers écrits en 1830, nous donnent à penser qu’une fois encore Chloé a réussi à rebondir. En effet, le 22 novembre de cette année, Chloé fait une demande à la Cour de justice : «  La pétition de Chloé ARRINDELL, noire libre habitante de cette île, explique humblement que la soussignée, désireuse de libérer de l’esclavage sa fille, la femme noire Célia, native de cette île et maintenant âgée d’environ vingt-cinq ans, sollicite humblement votre honorable gouvernement d’accorder un document officiel prouvant sa liberté à ladite femme Célia ».

Chloé joint même une attestation signée par Anthony HODGE «  Nous soussignés, confirmons ici que la femme noire Célia, pour qui Chloé ARRINDELL a demandé sa liberté au gouvernement, est bien la propriété de ladite Chloé ARRINDELL, et nous nous portons garant sur nos biens en cas où n’importe qui d’autre présenterait un titre de propriété sur cette dite Célia ».

Comment Chloé a-t-elle réussi ce tour de force ? Comment a-t-elle pu convaincre Anthony HODGE ? Comment a-t-elle pu payer sa dette ?

Toujours est-il qu’à compter du 27 novembre 1830, Chloé et Célia peuvent arpenter les rues de Gustavia en tant que femmes libres, mère et fille.

Je n’ai rien d’autre sur Chloé ou Zélia. A noter qu’on peut trouver Chloé sous les patronymes de HILL, ARRINDELL ou HEYLIGER selon les documents. Il est possible de penser qu’Emelius HEYLIGER soit le père de Zélia.

Je n’ai aucune information concernant Emelius HEYLIGER, je n’avais jamais entendu parler de lui auparavant. Je ne pense pas qu’il écrive lui-même le courrier, mais il le signe. Il semble avoir certains moyens financiers.

La première propriétaire de Chloé est Françoise Félicité VITTET. Celle-ci est née le 3 décembre 1751 à Saint-Barthélemy, fille de Charles VITTET, Lieutenant Commandant de notre île, et de Catherine LÉDÉE. Félicité a épousé Pierre LAPLACE et ils vivent à l’Anse Toiny. Ils possèdent, une gigantesque habitation bornant le quartier de Grand-Fond, incluant l’essentiel de Petit-Cul de Sac, jusqu’à la tête du morne de Vitet, plus ou moins. Il est assez rare que des esclaves de la campagne soient vendus à des habitants de la ville, surtout arrivant de Toiny. Je me demande aussi comment Chloé a récupéré ce patronyme d’Arrindell. Félicité VITTET est décédée à Puerto Rico en 1825. On pourra noter qu’elle avait été la dernière porteuse du nom VITTET sur notre île.

Catherine HILL est probablement née à Saint-Eustache, mais les informations la concernant sont très limitées. Je ne sais même pas qui est son mari, si ce n’est que c’est un PENISTON avec qui elle a eu au moins une fille, Ann. Au décès de Catherine HILL le 2 octobre 1816 à Gustavia, les seuls héritiers sont les enfants que sa fille a eu avec Abraham HADDOCK qu’elle avait épousé à Saint-Christophe en 1787. Abraham HADDOCK est né à Saint-Eustache vers 1765 et il décède à Gustavia en 1810.

Catherine HILL est une femme riche, elle possède plusieurs lots à Gustavia. Elle réside dans sa maison principale sise dans le quartier Godet à la Pointe, au croisement de Store gatan et de Hwarfs gatan, sur le lot 421, à gauche au stop de la rue de Saint-Thomas actuelle. Une maison avec un sous-bassement en pierre, un 1er étage construit en bois et séparé en trois chambres avec une galerie de chaque côté du bâtiment. Une citerne, une cuisine et case à nègres.  Sur l’inventaire de succession on trouve un total de 37 esclaves, dont Zélia. Les héritiers HADDOCK sont Sarah, Jane, Abraham junior et Henry Parson. Abraham Junior, celui dont on parle ici, est capitaine de navires. Il a épousé Flora Macdonald TODMAN de Tortola, et ils ont au moins deux filles. Je n’ai pas de descendance connue.

Anthony HODGE est un homme de couleur libre né à Nevis vers 1777. Il est charpentier, mais fait du commerce et possède même des navires. Comme je l’ai dit plus haut, on le voit passer dans de nombreuses affaires et il sait se faire respecter à Gustavia.



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2 réponses

  1. Quelle histoire fascinante, à une époque où des personnes sont échangées à l’aide de titres de propriété, comme des véhicules utilitaires ou du bétail… 

    Quel affront et indignation, qu’en plus de la servitude, à cause de d’une pigmentation de la peau (chose toute aléatoire), d’avoir à racheter sa liberté, et même après celle-ci obtenue, de supporter l’opprobre et l’intolérance du reste de ses contemporains sa vie durant!

    Merci de continuer de nous éclairer, Jérôme, sur cette période d’esclavage à SBH, trop longtemps enfouie.

    Franck Gréaux

    Tijeras, Nouveau-Mexique

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