Comme on l’a vu dans l’article précédent, la senne avait une importance telle dans la vie des gens de la campagne, qu’elle devait être réglementée. On peut penser qu’avant la mise en place d’une réglementation écrite, c’est surement la tradition qui en gérait les opérations. D’ailleurs ce sont les habitudes et la tradition qui transpirent dans les deux textes qui suivent, c’est palpable. Ce n’est pas une réglementation froide et bureaucratique ou technique comme celle qui encadre la pêche de nos jours, mais plus la compilation de règles non écrites que tout le monde devait suivre sans doute depuis l’installation des premiers colons. Une tradition orale mise en page en dix articles, comme les dix commandements.
Le 9 juillet 1864, le gouvernement Suédois de notre île, décide de revoir la règlementation de la pêche à la senne. George Wilhelm NETHERWOOD, secrétaire et greffier du gouvernement, recopie l’ancien règlement de 1848 et l’adresse, sans doute avec l’ébauche d’un nouveau règlement, aux représentants et maîtres des sennes des deux arrondissements (le Vent et Sous le Vent) en leur demandant de donner leur opinion le plus tôt possible.
Règlement pour les senneurs de la campagne de l’île de Saint-Barthélemy sanctionné par résolution du Conseil du Gouvernement à Gustavia le 19 février 1848.
Article I
Tout senneur aura le droit d’amarrer sa senne vingt-quatre heures toute fois qu’il y aurait une autre senne d’embarquée dans l’anse, sinon, il a le droit de la tenir amarrée pendant trois jours.
Article II
Il sera permis à tout senneur d’entourer ou pêcher à dix brasses derrière celui qui seinera, sans faire aucun dommage au premier placé.
Article III
Tout propriétaire de senne devra avoir trois canots avec leurs agrès et apparaux, et ses quatre raccommodeurs.
Article IV
Il sera loisible à un propriétaire de senne d’aller seiner dans les anses voisines, mais se munira de huit hommes de son quartier, et de ses quatre raccommodeurs qui recevront quatre lots égaux chacun sur la pêche faite. (c’est ainsi rédigé).
Article V
Tout senneur qui seinera dans son anse, aura quatre lots à donner à chaque raccommodeurs sur la pêche faite, et le partage d’une moitié de la pêche se distribuera aux assistants.
Article VI
Les batteurs d’eau, ne seront salariés qu’à la volonté du peuple ou du représentant qui en aura la surveillance, à moins de les commettre pour en opérer l’action, si, et quand on le trouvera nécessaire dans des circonstances présumées.
Article VII
Toute senne qui sera embarquée dans une anse sans être munie de quatre hommes d’équipage à la pirogue et qu’il surviendrait une autre senne, cette dernière arrivée sera autorisée de seiner.
Article VIII
Il sera défendu aux pêcheurs de filets de pêcher dans une anse lorsqu’une senne sera en disposition de seiner ou même d’embarquer.
Article IX
Tout pêcheur de filets qui échouera son poisson sur le rivage sera condamné de laisser une moitié de la pêche à la distribution des assistants
Article X
Toutes les fois qu’un bourgeois de senne seinera, il sera enjoint à un représentant du quartier ou d’un notable personnage de procéder en présence pour en justifier la distribution faite au public.

Courant Juillet 1864, peut-être même avant, il semble que les représentants du Vent (le document n’est ni daté, ni signé mais c’est ce que l’on comprend d’un courrier ultérieur qui suit juste après) transmettent une « proposition à l’honorable Conseil du Gouvernement de l’île de Saint-Barthélemy pour le règlement des sennes »
Article I
Tout senneur en disposition de seiner, soit dans son anse ou dans toute autre de quartier éloigné, devra en partant donner trois sons de corne. Arrivé sur la baie qu’il devrait seiner, il répètera l’opération.
Article II
La senne à moitié embarquée, il répètera en troisième les sons de cornes.
Article III
Les assistants se trouveront au dernier son à l’appel qui les préviendra
Article IV
Le maître de senne choisira les hommes qu’il croira nécessaire de prendre pour seiner, et leurs lots seront alloués par lui selon leur travail et peines
Article V
Lorsque la senne aura échoué le poisson sur le rivage, le maître de senne prendra deux hommes de son choix pour surveiller et mettre ordre à ce que personne ne commette aucun dommage, soit à l’équipage, soit au maître, et dans le cas que ces personnes mal intentionnées ne voudraient ni obéir, ni respecter les personnes commises pour mettre l’ordre, qu’ils seront réprimés et punis selon leur faute
Article VI
Tout maître de senne qui voudra aller seiner dans des anses éloignées, aura le droit d’exiger un sixième sur la masse totale de la pêche pour indemniser le transport de cette senne et la rentrée et la sortie de l’eau. Le maître de senne, dans cette circonstance sera obligé de fournir à cette expédition, trois canots, à ses frais, et dans le cas qu’il en faudrait plus, l’équipage rentrera dans cette dépense.
Article VII
Lorsqu’une senne sera dans une anse, et qu’elle ne pourra pas être transportée, soit par cause de grosse mer, ou par quelques incidents de grandes quantités de poissons, l’équipage sera obligé de mettre la senne au soleil.
Article VIII
Le représentant du quartier devra faire le partage du cinquième de la pêche revenant aux assistants, et en cas d’absence, deux personnes notables choisies par le maître de senne.
Article IX
Le représentant s’entendra avec le maître de senne avant tout partage, pour connaître les personnes qui auront été employées par lui, et salarier chacun selon son travail et droit.
Article X
Toute personne du quartier où l’on seinera , qui arrivera après qu’une pièce de corde aura été mise à terre, ou sur la baie, n’aura qu’un demi lot, et les personnes éloignées du quartier où l’on seine qui arriveront dans le même temps, auront le droit de recevoir leur lot, selon le jugement qu’en donnera le maître de senne.
Article XI
Il sera défendu à aucun propriétaire de filets, de pêcher sans la permission du maître de senne du quartier.

Le 15 juillet 1864, les représentants des quartiers sous le vent envoient leurs commentaires comme suite au courrier précédent.
« Nous soussignés, représentants de la partie de Sous le Vent de cette île de Saint-Barthélemy, avons l’honneur d’informer très respectueusement l’honorable Conseil du Gouvernement de notre opinion relativement à la proposition adressée par messieurs les représentants de la partie du Vent et les propriétaires de sennes en date du 26 novembre, nous déclarons par ces présentes approuver la susdite proposition faisant exception seulement de l’article 6, qui est tout à fait contraire à notre opinion, mentionnant la prélevée d’un sixième sur la pêche totale du poisson pour récompenser d’apporter la senne au lieu désiré par ces messieurs les propriétaires de senne, ce que nous trouvons tout à fait inéquitable, et contre les règles de la justice. Il est aussi de notre opinion que les assistants qui arriveraient après que la seine sera à l’eau, alors ils seront salariés selon leur travail.
En conséquence, nous prions l’honorable Conseil de vouloir bien recevoir favorablement notre opinion qui est la même que celle des messieurs les représentants du Vent à l’exception des modifications que nous avons pris la liberté de vous soumettre,
Nous sommes bien respectueusement de l’honorable Conseil du Gouvernement, les très humbles serviteurs »
Marques ordinaires : Joseph LAPLACE, Joseph André BLANCHARD, Pierre MAGRAS, François Salomon TURBÉ, François GRÉAUX « Désir », fils maître de senne
Signatures : Hippolyte DUCHATELLARD, Pierre LEDÉE, Martin SERGE, Jean François MAGRAS


Je ne comprends pas pourquoi ce courrier fait référence à une proposition en date du 26 novembre (1863 ?) des représentants du Vent. A moins que les représentants du Vent n’aient fait une demande de modification de la règlementation de 1848 avant le mois de juillet 1864 ?
On mesure encore une fois que la pêche à la senne ce n’est pas seulement l’affaire des pêcheurs mais aussi celle de ceux qui sont à terre. On y parle de « volonté du peuple », de représentants de quartier, de jugement du maître de senne qu’on s’imagine alors comme le roi Salomon. On voit qu’il peut y avoir des mécontents, des râleurs, des violents, car sont prévus deux hommes « pour surveiller et mettre ordre à ce que personne ne commette aucun dommage, soit à l’équipage, soit au maître, et dans le cas que ces personnes mal intentionnées ne voudraient ni obéir, ni respecter les personnes commises pour mettre l’ordre, qu’ils seront réprimés et punis selon leur faute ». On comprend que le produit de cette pêche est une ressource destinée à être partagée, que tout le monde ou presque doit pouvoir en profiter, que c’est un peu comme un bien commun.
Dans les successions des familles Saint-Barth pendant l’époque Suédoise, on voit passer des parts en tiers, en cinquièmes ou sixièmes dans des sennes à poisson, des filets à Balaous, des filets à Caillu, des cases à senne, des cases à poisson. Toutes ces choses qui n’intéressent plus personne de nos jours, sont alors valorisées avec précision.
Et si le fil conducteur de l’histoire de notre île passait aussi par la senne ?
Est-ce que l’on ne pourrait pas considérer que la pêche à la senne, telle qu’elle fut pratiquée jusque dans les années soixante-dix, était, ou faisait partie du ciment social et culturel de Saint-Barthélemy ?

Il n’y a qu’à voir les sourires sur les visages illuminés des locaux qui font la queue devant la halle aux pêcheurs lorsqu’on ramène des barques entières de coulirou après plusieurs mois d’absence dans les filets. Ce n’est pas seulement l’anticipation d’un bon repas qui rend tout le monde heureux, ce sont les souvenirs de l’enfance qu’on voit remonter à la surface. Les vieux souvenirs des derniers témoins de l’atterrissage d’une senne sur le sable d’une plage à la place qu’occupent à présent les transats des hôtels. Lorsque tout le monde, grands et petits, s’affairait au tri, au nettoyage et au salage du poisson. Une affaire commerciale aux allures de fête de quartier où les enfants d’alors apprenaient, enregistraient, sans même s’en rendre compte, leur culture. C’était le passage du témoin, de la flamme, vieille de trois cent ans ,comme un clin d’œil des colons du dix-septième siècle !
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