Dans cet article, nous allons voir que tout n’était pas toujours aussi simple et facile dans les affaires de sennes. Dans les deux derniers post sur le sujet, nous avions peut-être un peu enjolivé le poids de la tradition et le respect des règles non écrites. On peut d’ailleurs se demander si cette dispute, qui semble toucher toute l’île et partager les habitants de la campagne en deux camps en 1843, n’est pas à l’origine de la réglementation de 1848, au moins en partie.
Un peu comme dans l’histoire des pêcheurs Saint-Martinois qui venaient ratisser nos poissons en 1806, il semble qu’un rien puisse faire basculer la paix sociale. En l’occurrence, un petit rien, car nous parlons aujourd’hui du « Caillu » ( à cette époque semble-t-il écrit « Cayeux »).
On remarquera que la pêche au grand filet utilise le terme « filoter ». On m’indique que c’est un terme utilisé au Vent de l’île, alors que dans les quartiers de Sous le Vent, on utilise le terme « filéter ».

4 SEPTEMBRE 1843
« Au Conseil du Gouvernement de l’Isle de Saint-Barthélemy,
Les soussignés habitants de cette île susdite, tant de la commune du Vent, que de celle de Sous le Vent, tous pères de famille, l’existence desquels ne dépend en partie que de la pêche,
Ont l’honneur de vous adresser et soumettre très humblement, et très respectueusement cette supplique, le but de la quelle ne consiste qu’en sollicitant auprès de vous, Messieurs, une demande légitime pour obvier tant que possible, non seulement toute querelle et animosité, mais encore pour adoucir le sort malheureux du peuple de la colonie
Les grands filets ont été il y a longtemps toujours nuisibles et très préjudiciables au peuple de cette colonie, et présentement, plus que jamais, car ils effarouchent, effrayent et éloignent une espèce de poisson appelé « Cayeux » qui vient tous les ans le long de la côte, ainsi que dans les anses, en très grande quantité : la preuve en est palpable et bien convaincante, car tout aussitôt qu’un grand filet vient filloter et faire sa pêche, ce poisson se retire, et on ne le voit plus, et encore, le propriétaire de chaque grand filet pêche que pour lui seul, ayant son équipage, et le public est obligé de s’en passer.
Ces propriétaires qui ont des grands filets, sont au nombre de quatre, qui se nomment Messieurs Joseph BERNIÉ, qui cependant ayant pris communication de la supplique ci-dessus, il convient que la demande du public est très juste, et pour preuve de cela, il a signé en tête, et il approuve que la défense en soit faite, Etienne LÉDÉE de la Grande Saline, qui, depuis l’anse dit du Gouverneur, jusqu’au Grand Fond, ne fait que pêcher et nuit considérablement aux malheureux de cette partie, Jean Charles GRÉAUX dit l’Ami, de l’anse dite des Lézards, celui-ci a un grand filet à « Balaou », mais il s’en sert pour pêcher le « Cayeux », et Joseph LÉDÉE dit
Pont, qui en a un pareil et qui s’en sert aussi pour le « Cayeux ».
Les soussignés, donc, viennent tous vous supplier de défendre ces grands filets qui nuisent, et font du tort au peuple ; au moins cependant, que les propriétaires soyent assez justes et raisonnables en rendant leurs filets publics, et en forme de senne pour échouer leur coup de poisson une seule fois dans la journée afin que les malheureux en participent, sans que la défense soit totale ; comme aussi il vous plaise de défendre qu’aucun canot puisse aller dans la pièce de ce poisson (dit Cayeux) tant dans les anses, que le long de la côte, pour y jeter à coup d’épervier car cela fait tort aux malheureux : réservant cependant la rade de Gustavia, cela toujours comme ci-devant.
Les soussignés persuadés d’avance que l’honorable Conseil voudra bien prendre en considération leur dite demande qui est basée sur des points philanthropiques,
Ils ne cessent de vous en témoigner leur vive reconnaissance, et ce sera en même temps faire droit »
7 signatures Joseph BERNIER, Jean Baptiste QUESTEL, Jean Mondésir LÉDÉE, ?? MAGRAS, Jean Auguste DUZANT, Charles QUESTEL, Jean Baptiste QUESTEL
37 Marques ordinaires : 1 DANET, 2 AUBIN, 1 TACKLINE, 12 LAPLACE, 2 BRIN, 2 BERNIER, 2 MORON, 5 BERRY, 2 LEDEE, 1 CHARLOTTE, 3 QUERRARD, 4 QUESTEL

Le 27 septembre 1843,
« Les soussignés, Messieurs, ont l’honneur de représenter très respectueusement à l’honorable Conseil, que les faits relatés dans la pétition contre eux, qui leur a été remise pour y répondre, sont la plupart incorrects et controversés, ce qu’ils pourront faire attester par bien des habitants de leurs quartiers, si l’honorable Conseil dans sa sagesse, le juge nécessaire au préalable de sa décision.
Les propriétaires des filets ne filottent jamais, soit « Cayeux » ou autres poissons sans en donner la moitié de ce qui a été pris à ceux qui sont présents, et il arrive souvent qu’après le partage, il se présente d’autres individus auxquels les propriétaires font encore une part quoiqu’ils n’aient pas assisté à tirer le filet, et toujours, avant d’aller faire cette pêche, on l’annonce aux environs par la corne. Tous ces faits sont à la connaissance de tout le peuple …
Quant à prétendre qu’en tendant les grands filets, les poissons quittent les anses où ils se tendent, cela peut-être vrai, comme ne pas l’être, mais tous ceux qui font la pêche savent que les « Cayeux », et autres poissons qui voyagent par lits, ne s’arrêtent pas longtemps dans aucune anse, et souvent ils ne font que paraître et disparaître avant vingt-quatre heures, y a-t-on tendu des filets, non ! et cependant ils ont quitté l’anse.
Le sieur Jacques QUESTEL, propriétaire d’une senne à Saint-Jean, offre à vos pétitionnaires une déclaration : qu’il est à sa connaissance que chaque fois qu’on filotte du « Cayeux » ou autres poissons, le maitre du filet donnait la moitié aux assistants, il s’en faut donc qu’ils soient entachés de l’égoïsme dont les plaignants les accusent. Le propriétaire de la senne de l’Orient offre aux pétitionnaires une pareille déclaration à celle du sieur Jean Baptiste QUESTEL. Bien des signataires ne signeraient pas la pétition s’ils avaient connu son but.
Plein de confiance dans l’honorable conseil du Gouvernement, les soussignés attendent avec respect, Messieurs, votre impartiale décision dans cette affaire
C’est justice.»
Etienne LÉDÉE, Joseph LÉDÉE et marque ordinaire de Jean Charles GRÉAUX

Le 5 octobre 1843
« Nous habitants soussignés de la Grande Saline et du Grand Fond, dans cette île de Saint-Barthélemy, déclarons et certifions devant qui il appartiendra, par notre marque ordinaire en forme de croix, qu’à notre connaissance, le sieur Etienne LÉDÉE a toujours informé les habitants du quartier avec la corne lorsqu’il a pêché avec son filet, qu’il a toujours fait droit à ceux qui …papier déchiré … en l’assistant à ce travail,
St Barthelemy »,
Témoins : Jean Baptiste BERRY
9 marques ordinaires, et signature de François DÉRAVIN
Le 16 octobre 1843
« Nous soussigné tant de main propre que par marque ordinaire en forme de croix, certifions et attestons, que les grands filets sont nuisibles, et font tort aux malheureux habitants de cette île, en conséquence, nous sommes tous d’avis, et nous trouvons très à propos qu’ils soyent défendus pour l’existence des malheureux,
St Barthelemy »
Témoins : Jean Pierre DUZANT, Jean Emile DUZANT, Louis Felix DUZANT, Jean Mondésir LÉDÉE,
Marque ordinaire de Nicol LAPLACE, Louis Edmond BERRY
Le 10 novembre 1843
« Jacques QUESTEL (Coco) habitant au quartier de Saint-Jean, en cette île de Saint-Barthélemy, soussigné de sa marque ordinaire en forme de croix et en présence des témoins aussi soussignés, déclare et certifie par ces présentes, qu’ayant eu en sa possession les filets du sieur Etienne LÉDÉE pendant plusieurs mois pour faire la pêche des « Cayeux » dans les anses de Saint-Jean et autres, laquelle pêche fut toujours partagée, d’une moitié pour les assistants, et l’autre, au propriétaire, qui lui en avait prescrit l’ordre dans son administration de faire justice à ceux qui y assistaient et que par circonstance, le dit sieur LÉDÉE s’y était trouvé aussi et en faisant lui même la distribution au peuple qui s’y trouvait, en leur donnant une moitié de la pêche qui était faite,
Sincère et véritable, pour servir ce que de raison,
Saint-Jean, St Barthelemy »
Marque ordinaire de Jacques QUESTEL (Coco)
Témoins : Jean Baptiste DÉRAVIN, Jean VANTRE

Le 10 novembre 1843
« Nous soussignés par notre marque ordinaire en forme de croix ne sachant autrement, et en la présence des témoins, Veuve Gabriel BERRY, Veuve Cadet QUESTEL, Célestine LAPLACE, Veuve Eustache LAPLACE, Veuve Alexis LAPLACE, Veuve Jean Baptiste QUESTEL Tonton, Veuve René LAPLACE, donnons absolu pouvoir au sieur Jean Baptiste QUESTEL « Divin » de nous représenter à l’honorable Gouvernement de cette île de St Barthelemy, relativement à une instance présentée le 21 du mois de septembre dernier pour la défense des grands filets, approuvant dès à présent, et pour toujours, tout ce que notre dit sieur mandataire fera à ce sujet ».
Marque ordinaire : Veuve Gabriel BERRY
Veuve Cadet QUESTEL
Célestine LAPLACE
Veuve Eustache LAPLACE
Veuve Alexis LAPLACE
Veuve Jean Baptiste QUESTEL « Tonton »
Veuve René LAPLACE
Signature : Jean Baptiste QUESTEL

J’ai parlé à plusieurs personnes pour qui la notion de grand filet comparée à la senne n’est pas forcément très claire. N’étant pas pêcheur moi-même, il ne m’est pas aisé de rentrer dans le détail. Les différences fondamentales entre la senne et le grand filet c’est le type de fil utilisé. La senne est bien plus lourde car le fil est lourd et la largeur au moins égale à 6 mètres. Pour les carangues ou les bonites on peut utiliser une senne ou un grand filet ( large). Pour le balaou il peut arriver exceptionnellement que le filet soit échoué lorsqu’on a « filété » sur une plage, mais en général, on embarque le filet sur le canot, et l’essentiel du poisson est maillé. Les différences entre les filets sont liées au choix de la maille, de la largeur du filet et aussi le poids du filet. Est ce que les techniques de pêche sont différentes de nos jours ?
Nous ne redirons pas tout ce qui a déjà été dit dans les articles précédents, mais encore une fois, on mesure l’importance de la senne dans l’alimentation des populations, mais aussi, comme lien social. Parce que ne nous méprenons pas sur l’origine de la dispute. Ce ne sont pas vraiment les grands filets qu’il faut interdire, c’est le partage du poisson qui doit continuer. Une fois passé le premier argument selon lequel les grands filets effraient le « Cayeux », toutes les interventions pour ou contre, s’articulent autour du partage, c’est la finalité de la senne à Saint-Barthelemy.
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