L’attaque anglaise de 1746 – un traumatisme oublié

On se souvient que, dans l’article intitulé « Saint-Vincent et Saint-Barthélemy », nous avions évoqué les immenses souffrances subies par les Saint-Barth, expulsés par les Anglais durant la Guerre de Succession d’Autriche. Nous y mentionnions notamment le rapport rédigé par M. de Malherbe en décembre 1750, dans lequel il racontait avoir rencontré un certain Gruau qui lui avait décrit la descente d’une troupe anglaise « au début de la guerre » et la manière dont elle avait ravagé l’île.
Ce témoignage, rédigé quatre ans après les faits, était, jusqu’à présent, le seul, ou presque, qui nous soit parvenu. Nous n’en savions rien d’autre.

L’historien canadien Christopher Baldwin, postdoctorant en recherche à l’université Brown (Ivy League), dans le Rhode Island, vient de publier un article entièrement consacré à cette attaque. Grâce à des recherches approfondies dans plusieurs corpus d’archives, il en propose une reconstitution complète, en portant une attention particulière à la manière dont cet événement a transformé la vie des esclaves qui vivaient alors sur notre île.

Vous trouverez ci-dessous :

  1. Un résumé en français de son article,
  2. Un lien vers le texte original en anglais – malheureusement, pour des raisons de copyright (l’article n’appartient pas à son auteur), il n’est pas possible d’insérer le PDF de l’article.
  3. Une courte interview du professeur Baldwin
  4. Conclusions

1. Relecture de l’attaque des corsaires anglais de 1746

Christopher Baldwin propose une relecture radicale de l’invasion britannique de Saint-Barthélemy en 1746, l’un des rares épisodes connus (à peine) de l’histoire de notre île de la période pré-suédoise. Jusqu’ici, l’événement était peu compris, car insuffisamment documenté.
Grâce à deux ensembles d’archives — les registres des baptêmes de l’île (1738-1744) et surtout, les Leeward Island Papers conservés à la John Carter Brown Library (Providence, USA) — Baldwin reconstitue les vies, les familles, les réseaux et les vulnérabilités de la communauté asservie avant l’attaque.

L’objectif de l’auteur n’est pas de raconter un raid militaire, mais de montrer comment les guerres impériales restructurent brutalement les mondes sociaux des esclaves, détruisent les réseaux familiaux, et exposent ceux-ci à des violences qui font repartir à zéro leur existence pourtant déjà bien compliquée.

2. Une société esclavagiste non sucrière

Environ 330 esclaves vivent alors à Saint-Barthélemy.
L’économie locale repose sur le coton, la pêche, le cabotage et l’artisanat plutôt que sur le sucre.
Ce système crée un monde de travail polyvalent, moins industrialisé que dans les grandes plantations, où les esclaves interagissent quotidiennement avec leurs maîtres, leurs voisins et les prêtres — notamment les Capucins, parmi lesquels le curé Balthazar occupe une place centrale.
En analysant les registres de baptême de la population esclave, Baldwin révèle une société complexe : parrainages croisés, groupes de jeunes d’origine africaine baptisés ensemble, familles recomposées, continuités entre la maison, le travail et la paroisse.

Baldwin s’appuie notamment sur une famille, celle de Jacques et Thérèse, pour replacer les esclaves au centre du récit historique. En retraçant leurs liens familiaux, leurs baptêmes et leurs relations de voisinage, il reconstitue leur présence au sein de la communauté avant l’attaque.

3. Le contexte de guerre (1744-1746)

Avec l’entrée en guerre de la France contre la Grande-Bretagne (Guerre de Succession d’Autriche), les Petites Antilles deviennent un espace d’attaques navales.
Deux corsaires britanniques enlèvent plus de 200 esclaves à Saint-Martin, un événement traumatique dont la nouvelle circule dans toute la région.
Les esclaves créoles de Saint-Barth comprennent que ce scénario pourrait se reproduire, menaçant leurs vies ainsi que celles de leurs proches.

Pour se protéger, Jacques Gréaux et d’autres habitants négocient en 1745, une Commission de Protection avec le gouverneur d’Antigua, William Mathew.
Mais cette neutralité ne résiste pas aux ambitions d’un groupe de corsaires agissant au nom de Benjamin King, homme influent d’Antigua, motivé par le profit.

4. Le raid du 16 octobre 1746

Trois navires — Knowles, Fitzroy et Two Friends — débarquent 205 hommes au Carénage (C’est ainsi que s’appelle la zone portuaire de Gustavia à l’époque) avec ordre de :

  • s’emparer de tous les esclaves,
  • épargner les femmes et enfants blancs,
  • détruire les infrastructures.

Au début, les habitants ne résistent pas : ils croient toujours être protégés par l’accord conclu avec le gouverneur, et, quand les intentions réelles deviennent claires, beaucoup fuient dans les mornes, d’autres s’échappent en bateau vers les îles voisines — dont une trentaine d’esclaves.

Malgré ces fuites, environ 180 esclaves sont capturés.
Les corsaires ravagent l’île : citernes détruites, gaïacs abattus, récoltes sorties de terre et brûlées, bétail massacré (vaches et près de 500 cabrits). La plupart des habitants sont emmenés en tant que prisonniers de guerre. L’île est ravagée.

Violences sexuelles et brutalités

Les dépositions judiciaires mentionnent :

  • femmes âgées tirées hors de leur maison,
  • vêtements arrachés,
  • attouchements forcés,
  • humiliations sexuelles publiques.

Les archives n’utilisent pas le mot « viol », mais les comportements décrits correspondent clairement à des viols ou à des tentatives de viol.
Une femme aveugle est violentée, et Madame Vittet témoigne, les poignets marqués par les cordes qui la maintenaient attachée alors que les marins la forçaient.

Rien n’est dit sur les violences subies par les esclaves — personne ne les interroge au tribunal. Ici encore, le langage juridique masque la réalité corporelle de l’agression.

5. La déportation vers Antigua : un “Middle Passage” raccourci

Les captifs sont enchaînés, entassés dans les cales et transportés vers Antigua : une réactivation du souvenir du Middle Passage (déportation depuis l’Afrique).
Le trajet est court mais traumatique, et l’arrivée à Antigua représente un choc : les esclaves, principalement créoles, de Saint-Barth, issus d’une micro-société catholique et vivrière, se retrouvent dans :

  • une grande colonie sucrière militarisée,
  • un système esclavagiste industriel,
  • une élite blanche puissante,
  • une religion protestante qui ne s’intéresse pas aux esclaves,
  • un monde où les familles sont systématiquement brisées.

Beaucoup meurent avant d’être vendus, gardés des mois dans des dépôts dans des conditions effroyables.

6. Une bataille juridique… centrée sur l’argent, pas sur les victimes

Une lutte oppose Benjamin King et le gouverneur William Mathew :

  • King affirme que le raid est légal ;
  • Mathew dénonce une opération honteuse et illégale mettant en péril la paix régionale.

Les archives judiciaires produisent des dizaines de documents — exclusivement centrés sur la question : à qui appartiennent les esclaves capturés ?
Ni les violences, ni les souffrances ne sont évoquées.

Baldwin montre comment le droit maritime transforme des êtres humains en “objets litigieux”, effaçant leur humanité. Les esclaves, comme des objets, sont-ils une bonne prise ?

7. Reconstruction du tissu social et portée historique

Grâce à des sources exceptionnelles, Baldwin reconstruit :

  • les familles esclaves,
  • les réseaux religieux,
  • les sociabilités afro-créoles multigénérationnelles.

L’invasion de 1746 apparaît alors comme un événement de rupture majeure, dont les archives britanniques montrent que la violence a été minimisée. Les esclaves de Saint-Barth ayant survécu aux conditions de détention durant le procès ont ensuite été vendus à des planteurs d’Antigua, dans un système qui n’avait rien à voir avec celui qu’ils avaient connu, sans même le seul secours auquel ils avaient droit, spirituel, de la religion. À Antigua, les enfants travaillaient comme des hommes dès l’âge de sept ans, les femmes aussi.

Lien vers le l’article dans le Project Muse

https://doi.org/10.1353/wmq.2025.a973896

Interview de Christopher Baldwin

Bonjour Monsieur Baldwin,

Pouvez-vous nous dire qui vous êtes ?

Je suis un historien canadien, spécialiste des intersections entre la guerre, le droit et l’asservissement dans le monde atlantique du XVIIIe siècle, et je suis actuellement boursier postdoctoral conjoint à la John Carter Brown Library et au Ruth J. Simmons Center for the Study of Slavery and Justice à l’Université Brown.
Avant d’arriver à Brown, j’ai soutenu mon doctorat à l’Université de Toronto en août 2023.

Je travaille actuellement au manuscrit d’un livre, intitulé provisoirement « An Empire of Plunder: Conquest and Enslavement in the Caribbean, 1700–1770 », qui démontre le rôle central de la guerre maritime dans les traites esclavagistes transatlantiques et intercoloniales.

Au-delà de l’enseignement de l’histoire américaine et caribéenne des débuts, je suis passionné de hockey sur glace, de voyages et de cuisine !

Quelle est la genèse de votre article sur l’attaque de Saint-Barthélemy en 1746 ? Quelles sources avez-vous utilisées ?

La source principale de cet article est constituée de deux boîtes conservées à la John Carter Brown Library, à Providence, Rhode Island. Les boîtes sont étiquetées « Leeward Island Papers, 1741–59. »

Je travaillais alors sur un projet plus large portant sur la guerre et l’esclavage dans les Petites Antilles, et lorsque j’ai consulté ces boîtes, elles se sont révélées être presque entièrement des archives judiciaires relatives à l’invasion de Saint-Barthélemy en 1746.
J’avais déjà entendu parler de cette invasion grâce à des documents juridiques conservés aux Archives nationales du Royaume-Uni, mais jamais avec un tel niveau de détail.

Tout aussi importante, cependant, était la conservation des registres de baptêmes de Saint-Barth dans les Archives départementales de la Guadeloupe. De tels documents sont extrêmement rares et offrent un aperçu fascinant de la communauté asservie de l’île avant 1744. Le fait qu’ils aient été magnifiquement numérisés constitue un atout supplémentaire !

Avec de telles sources, il m’a semblé qu’il y avait là une occasion essentielle de placer la communauté asservie de Saint-Barth au centre d’une histoire plus large sur la guerre et l’esclavage dans l’Atlantique.

Comment avez-vous découvert ces archives ?

Comme quiconque a beaucoup travaillé dans les archives peut en témoigner, les meilleures découvertes sont souvent les plus inattendues : le hasard.
Honnêtement, je n’avais aucune idée de ce que j’allais trouver, mais je voulais consulter tout ce qui concernait la région pour cette période ! J’étais déjà en train d’écrire un peu sur le raid de 1746. Cependant, la découverte de ces deux sources — les archives des tribunaux et le registre des baptêmes — a permis d’atteindre un niveau de compréhension de cet épisode tout à fait exceptionnel pour la Caraïbe de l’époque.

Aviez-vous déjà entendu parler de notre île ?

J’avais bien sûr déjà entendu parler de Saint-Barthélemy.
Cependant, je n’y suis pas encore allé ! L’essentiel de mes recherches doctorales a été mené dans la Caraïbe anglophone, en particulier à Antigua.

Sur quel sujet travaillez-vous, maintenant que vous avez publié cette recherche ?

L’article fera partie du projet de livre plus vaste que j’ai évoqué tout à l’heure. Le sujet sera traité en profondeur.
Sa publication n’est prévue que dans quelques années, mais je suis heureux d’annoncer qu’il est déjà sous contrat avec l’University of Pennsylvania Press.
Le livre examine des épisodes tels que l’invasion de 1746 dans l’ensemble de la Caraïbe, en mettant l’accent sur la manière dont la guerre et l’esclavage étaient profondément imbriqués tout au long de la période coloniale.

Certains points importants n’ont pas pu figurer dans l’article, mais je pourrai les développer dans le livre.

Par exemple, un groupe de corsaires britanniques a de nouveau saisi Saint-Barth en 1757, une attaque sur laquelle je travaille encore.
J’aimerais également en apprendre davantage sur les églises paroissiales de l’île et sur le rôle joué par les personnes asservies dans la vie religieuse durant la première période coloniale.

Eh bien, merci encore beaucoup, M. Baldwin, pour tout ce travail. Vous nous permettez de mieux connaître et de mieux comprendre le passé de notre île ; c’est réellement un travail formidable. Nous espérons que vous pourrez nous rendre visite bientôt !

Analyse et Conclusion

J’ai lu et relu l’article plusieurs fois. De nombreuses fois, même. Et je vais le relire encore.

Et je me dis qu’on pourrait facilement se tromper d’échelle en lisant l’étude de Baldwin. Nous, habitants de Saint-Barthélemy, pourrions être tentés d’y voir avant tout l’éclairage qu’on n’attendait plus d’un petit épisode dans l’histoire de notre île : enfin des archives solides, enfin le récit clair d’une affaire dont on n’avait gardé qu’un écho lointain, celle d’un sieur Gréaux qui se plaignait d’une vieille attaque de corsaires anglais, le tout, écrit par un spécialiste.

 On y verrait la souffrance de nos ancêtres, trahis par ces hommes venus tout leur prendre, jusqu’à les déporter vers d’autres îles. On mesurerait leurs pertes, on s’indignerait des viols et des violences commis par ces bandits sans foi ni loi. Eh oui, tout cela est vrai, indéniablement vrai ! Et oui, on souffre dans sa chair pour ces pauvres habitants ; on voudrait pouvoir remonter le temps, les prévenir, les voir se défendre et bouter les Anglais du Carénage.

Mais si l’on s’arrête là, on manque l’autre moitié de l’histoire — celle qui pèse le plus lourd. Car ce drame ne concerne pas seulement les familles libres de l’île, mais aussi, et surtout, les près de deux cents esclaves arrachés à une vie déjà marquée par la servitude, forcés de revivre l’horreur d’un enlèvement, puis d’une transplantation brutale dans une société nouvelle, étrangère, où l’on brise en un instant les quelques liens fragiles qu’ils avaient patiemment noués : des parents, des enfants, des amis, un voisinage, parfois un mince espoir de stabilité.

L’article replace Saint-Barthélemy dans une trajectoire impériale atlanto-caraïbe et redonne une voix à une communauté longtemps effacée. Baldwin montre que les guerres coloniales ont été un moteur majeur de déportation, où les esclaves apparaissent comme des dommages collatéraux — des dommages dont les mondes sociaux ont été brutalement et irrémédiablement balayés.

Les esclaves de Saint-Barth, ceux de Saint-Martin, et ceux des autres îles touchées par ces rafles, ne sont pas seulement les silhouettes effacées des registres. Dans son étude, Baldwin s’emploie précisément à les remettre au centre du récit historique. En suivant le parcours de Jacques, de Thérèse et de ceux qui vivaient autour d’eux, il les nomme, les distingue et les rend à leur humanité. Ils cessent d’être ces « choses » prises, saisies ou enlevées, dans les papiers des administrateurs, pour redevenir ce qu’ils étaient : des personnes, des membres de familles, des habitants de ces îles — de notre île — dont l’histoire ne peut être complète sans eux.

J’ai pioché cette phrase dans l’un des documents du procès.

Une phrase qui éclaire tout de sa puissance évocatrice :

“The slaves and other things taken from the said inhabitants should forthwith be inventoried and appraised.”

« Les esclaves et les autres biens pris auxdits habitants devront être immédiatement inventoriés et estimés. »

Baldwin, ici, redonne vie à ces esclaves.

Je voudrais encore remercier Christopher Baldwin pour l’énorme travail qu’il a entrepris, et pour sa disponibilité à discuter de son article lors de nos différents échanges.

Christopher Baldwin lors d’une visite à Antigua
Relation dans la gazette de Philadelphie d’une attaque corsaire sur Saint-Barthelemy


Catégories :BRIN, COLONISATION, CORSAIRES, esclavage, Greaux, LÉDÉE, privateers, QUESTEL, SLAVERY, SLAVES, Uncategorized

Laisser un commentaire