Qui était Joseph François Bernier ?

Dans l’article consacré au voyage de traite négrière du « Heart of Cedar » en 1805, nous avons indiqué qu’un des armateurs était un certain Joseph François Bernier. Celui-ci est un personnage récurrent, que l’on voit très souvent apparaître dans les documents de la cour de justice de la fin des années 1790 jusqu’à environ 1815. Il semble avoir été un homme important, bien en vue à Gustavia, même si on le croise dans d’autres cas de traite négrière. Pourtant, on ne sait presque rien de lui. Il semble surtout impossible de le rattacher à quiconque portant le nom de Bernier au sein du grand arbre généalogique de notre île.

On sait que, parmi les nombreux habitants ayant fui les guerres contre les Anglais, certaines familles sont revenues tardivement, vers 1765, avec des enfants nés sur d’autres îles, comme Saint-Vincent, Sainte-Lucie ou les Grenadines. Ces naissances ne sont pas toujours bien documentées, ce qui pourrait expliquer certaines lacunes. Mais, tout de même, il reste difficile de comprendre comment le nom de ses parents, ou celui de sa famille proche, aurait pu disparaître ainsi, surtout sur une si petite île et à une époque où la population n’était pas très nombreuse.

Nous faisons ici un tour d’horizon de ce que l’on connaît de Joseph François Bernier afin d’essayer de l’identifier.

Sa vie de commerçant à Saint-Barthélemy

Le 27 septembre 1792, il achète un lot de terre bordant Kungsgatan et Ostra Strandgatan, “avec la grande maison en charpente bâtie dessus” à Marie Catherine Gréaux, veuve Dilly.

Le 24 décembre 1792, il achète deux emplacements, le lot 5 du quartier L, entre Kungsgatan et Soldatgatan, et un autre bordant Ostra Strandgatan dans le quartier N. Ces deux emplacements appartiennent également à la succession Dilly.

Le 28 juillet 1795, il achète “un morceau de terre sur le bord de la mer au quartier, ou la baie de Corossol” à Toussaint Laplace et son épouse Catherine Gréaux (ce lopin de terre provient de la succession de Marie Marguerite Jacques).

Dans un document signé devant le notaire Norderling le 7 avril 1797, il est présenté comme « négociant et bourgeois de ladite île dès la première année où les Suédois en prirent possession ». On comprend donc qu’il n’est pas natif de Saint-Barthélemy et qu’il s’y est installé au cours de l’année 1785. Reste à savoir s’il fait partie de ces familles revenues tardivement.

Le 1er mai 1797, il revend le lot 5 du quartier L qu’il avait acheté en 1792, à William Cock.

Il achète encore plusieurs emplacements à Corossol et à Gustavia pendant l’année 1797

Le 3 novembre 1797, il vend un bateau “complet” à Gustave Wernberg.

En 1799, la goélette “Leonore”, commandée par Antoine Gavoly, est attaquée par des corsaires anglais alors qu’elle revenait de Guadeloupe avec vingt-quatre barriques de sucre terré et dix boucauts de rhum.

Le 30 juillet 1800, il achète à Jean-Baptiste Ardouin, fondé de pouvoir de Jean-Baptiste Lagois, la goelette Marie Anne, du port de 16 tonneaux suédois “telle quelle se trouve et comporte actuellement mouillée dans ce port”.

Le 24 septembre 1800, il achète de Pierre Danet, agissant pour le compte des enfants mineurs des défunts François Danet et Geneviève Questel, un terrain à Corossol mesurant quarante pieds carrés, avec dessus une petite maison servant d’entrepôt.

En novembre 1801, il est exécuteur testamentaire du Napolitain Francesco di Pasquale de Lipari.

En 1802, il achète le schooner “Union” à Joseph Ruthie Bellacq.

En  août 1803, il se plaint que sa goelette, “La Fleur de la Mer”, commandée par le capitaine Discol, a été  visitée par un corsaire anglais au vent du Fort Royal, qui lui défendait l’entrée dans les ports de Martinique et de Guadeloupe.

En juillet 1807, il saisit une maison à Gustavia appartenant à Jean-François Rougon et à son épouse, Elisabeth Lejamtel, qui lui doivent une très grosse somme d’argent. Puis, la valeur de la maison n’étant pas suffisante, il saisit l’habitation qu’ils possédaient au quartier du Roy.

Le 22 juillet 1808, il demande l’autorisation d’exporter pour 1815 livres et 7871 livres de morue, les magasins de l’île étant déjà bien pourvus.

Le 28 février 1809, il fait saisir les biens de Jacques Bernier à Grand Fond, suite à une décision de justice. On parle d’une maison bâtie sur la terre de la veuve Jean Brin, d’un four à pain, de trois poteaux de bois incorruptible, d’un jeu de quilles et de sa boule, d’une nasse de fil, de deux étagères et d’une goutière.

À Saint-Barth, tous les négociants, les armateurs, et les uns, et les autres, se doivent tous de l’argent, presque réciproquement. A doit à B, qui doit à C, qui doit à A. Tout tourne en rond. Un tombe, et les autres autour ne tardent pas à suivre. En mars 1811, c’est le tour de Joseph François. Quoique son actif dépasse largement son passif, il est principalement constitué de dettes dont le recouvrement ne semble pas possible dans l’immédiat. Ses créanciers sont pressés d’être rassurés, à défaut d’être payés tout de suite, car eux aussi, sans doute, doivent de l’argent à quelqu’un d’autre. Ils trouvent un accord avec Joseph François en qui ils ont confiance, et lui donnent deux ans pour payer la moitié de ses dettes ; le reste, deux ans plus tard.

En 1812, il donne tous pouvoirs à Jean Louis L’orange pour toutes ses affaires. Il lui demande de transmettre son bilan à ses créanciers et de leur abandonner toutes ses propriétés, même s’il indique qu’il aurait préféré un délai de six ans. Il demande à ses créanciers de prendre en main ses affaires, de recouvrer les dettes dues, et de le remettre en possession de ses biens après règlement de ses dettes, car, il en est sûr, il va “se refaire”. Le bilan montre un actif d’une valeur totale de 49 975 piastres, et un passif de  39 000 piastres. Il propose à ses créanciers de se payer en partie sur la valeur de deux maisons qu’il possède à Gustavia et qui ne sont pas portées au bilan, pour un montant total de 12 500 piastres.

Le 24 novembre 1812, il écrit à L’Orange pour confirmer qu’il fait de lui son procureur spécial. Il lui recommande sa fille (la légitime) car elle est unie à lui par les liens du sang et qu’elle est sa filleule. Sa lettre sonne comme un départ, sans pour autant le dire clairement.

Le 27 mars 1815, le marshall, suivant les ordres reçus par le tribunal, suite à une demande du commerçant Hansen, procède à la saisie des lots 21 et 54 dont Bernier était propriétaire. Puis le Marshall, toujours suivant ces ordres, se présente chez L’Orange afin de connaître les autres propriétés que Bernier possède à Public, et aussi, pour savoir s’il détient des fonds de Bernier. L’Orange indique que Cremony doit de l’argent, ainsi que la succession Perillier. Le même jour, le maréchal se présente chez Cremony et récupère les 646,6 piastres dûes.

En avril 1815, Jean Louis L’orange écrit au tribunal pour demander une prolongation du délai de quatre ans, que Bernier n’a jamais cherché à abuser de qui que ce soit, preuve en est que son bilan présente une balance positive de près de 11 000 piastres, qu’il n’a que “été une victime des malheurs du temps”.

Les demandes des créanciers s’accumulent pourtant. Il doit, par exemple, l’extravagante somme de 6309 dollars à John Gibney depuis 1809, mais de nombreux autres créanciers se manifestent. Les débiteurs se font évidemment plus discrets.

Le 10 août 1815, Jean Louis L’Orange demande au tribunal de convoquer les créanciers afin de leur présenter l’inventaire des biens de Joseph François.

Le 18 août 1815, dans une annonce publique, le tribunal déclare que le commerçant Joseph François Bernier, qui a quitté l’île il y a quatre ans après avoir passé un accord avec ses créanciers, n’a pas pu régler ses dettes dans le délai imparti, qui a expiré le 25 mars de cette année. Les créanciers sont invités à se présenter le 23 février 1816, avec leurs “prétentions”, faites en bonne et due forme.

Son nom apparaît toujours dans les années suivantes, au moins jusqu’en 1829, sa succession devant toujours une somme d’argent à la succession Camicas et à la société Elbers and Kraft, qui, en retour, en doivent à d’autres.

On n’entend plus parler de lui ; on ne sait pas où il est parti vivre après son départ en 1812.

Sa vie privée

Joseph François Bernier épouse Catherine Louise Dilly en 1795. Notons qu’elle est la fille de Louis Dilly, dit « la jeunesse », natif de Lille, et de Marie Catherine Gréaux. L’acte de mariage de Joseph François et Catherine Louise ne semble pas disponible, mais, au baptême de leur fille, Catherine Louise — ou Hélène Louise — , le curé indique que celle-ci a été légitimée par le mariage de ses parents, apparemment sur le lit de mort de Catherine Louise Dilly, juste avant qu’elle n’expire. Le mariage a eu lieu début 1795, avant le 22 du mois de mars. Je n’arrive pas à déchiffrer le mois indiqué.

Leur fille est née le 3 février 1793 et baptisée le 22 mars 1795. On ne sait presque rien d’elle, sinon que, dans son testament du 8 mars 1815, elle se présente comme l’épouse de Dominique Bouillon, négociant né en Guadeloupe vers 1791. Le testament est ouvert le 10 août 1815. Elle est décédée le 18 mai 1815, alors que son mari était absent de l’île. Cet acte de mariage n’est pas non plus disponible, et le couple n’a pas eu d’enfant.

En 1798, Joseph François Bernier a un premier enfant hors mariage, Joseph Antonio, avec la mulâtresse Mary Warren. L’enfant est baptisé en mars 1799, alors qu’il a neuf mois. Mary Warren accouche d’un deuxième enfant de Joseph François Bernier le 24 septembre 1803. Il est baptisé le 8 août 1805.

Le 29 août 1804, la mulâtresse Mary Ann Hassell accouche à son tour d’un fils de Joseph François Bernier. Il est baptisé le 27 décembre 1804 sous le prénom Henry.

Mary Warren donne naissance à un troisième fils, August Milford, le 2 janvier 1806, puis à une fille, Ursula dite « Eliza », le 3 avril 1807.

Les enfants que Joseph François Bernier a eus avec Mary Warren et Mary Ann Hassell sont qualifiés de métis dans les documents.

Tout ce que l’on connaît de Mary Warren provient de son testament, rédigé le 24 juillet 1813 et ouvert le 23 octobre de la même année. Elle est décédée le 12 septembre 1813. On apprend qu’elle possède le lot 194 au quartier Lykan LL, sur lequel se trouve une maison en charpente divisée en quatre chambres, avec case à nègre, cuisine et four dans la cour. Le testament confie ses enfants aux soins de Mary Ann Hassell, mulâtresse libre. Son esclave Sara, achetée aux enchères en 1804 pour son fils Joseph Antonio, est louée à son profit. Elle laisse à sa fille Eliza « son lit, son matelas, son linge de lit et celui de son usage ». Le reste de ses biens doit être vendu et partagé entre ses quatre enfants.

Dans l’inventaire de ses biens figure un document particulièrement intéressant : l’acte de vente, par Susanna Bagge, le 10 octobre 1797, à Joseph François Bernier, de la mulâtresse Mary Warren, accompagnée d’une déclaration de l’acquéreur la libérant le 10 février 1798. Un titre de liberté, obtenu du gouvernement de Saint-Eustache pour elle et un enfant, daté du 12 janvier 1799, et enregistré au greffe du conseil de Saint-Barthélemy le 11 août 1804, est également mentionné. Ce document montre que Mary Warren était l’esclave de Susanna Bagge à Saint-Eustache, que Bernier l’a achetée puis affranchie. Elle était donc encore, du moins juridiquement, esclave lorsqu’elle a accouché de ses deux premiers enfants, même si les actes de baptême des enfants ne l’indiquent pas.

Quant à Mary Ann Hassell, on ne sait rien d’elle, sinon qu’elle était une mulâtresse libre.

L’identification de Benoit et Joseph François Bernier

Dans la copie notariée d’un extrait du registre des déclarations de la municipalité du Port-Libre, nom porté par Port-Louis pendant la période révolutionnaire, il est indiqué que le sieur Bernier, négociant à Saint-Barthélemy, est décédé le 9 floréal de l’an III (28 avril 1795) chez le citoyen Peirafite. Sur une page de titre qui semble accompagner les documents, on lit que ces pièces concernent « les effets dont était géreur le défunt frère de Joseph François Bernier ». C’est d’ailleurs confirmé par un pouvoir donné par Joseph François Bernier à Joseph Schurer « afin de réclamer et prendre tous les effets, marchandises, denrées et deniers provenant de la cargaison envoyée dans sa goélette et consignée à son frère, le sieur Benoît Bernier » daté du mois de mai 1795.

On peut confirmer que le décès du sieur Bernier est celui de Benoît Bernier, grâce à l’inventaire de sa succession dressé à Saint-Barthélemy le 29 mai 1795. Il est indiqué qu’il avait été négociant sur l’île de Saint-Eustache, et que sa veuve, Ursula Levalois, habite une maison à Gustavia depuis son arrivée ici le 12 du mois précédent. Il est précisé que l’inventaire des biens sera annexé à celui qui sera dressé à Saint-Eustache, et que la veuve Bernier se réserve ses droits, comme stipulé dans son contrat de mariage du 15 octobre 1791.

Benoît Bernier a bien épousé Ursula Levallois à Saint-Eustache. Le mariage a été célébré à l’église luthérienne de l’île le 1er octobre 1791. L’acte est difficile à déchiffrer, mais l’essentiel est lisible : Benoît Bernier est natif de France, âgé de 32 ans, et veuf de Reine Denis.

Registre de l’église lutherienne de l’île de Saint-Eustache

Ce point est crucial. Benoît Bernier a en effet été marié en premières noces à une certaine Reine Denis, mariage enregistré dans les registres du Mouillage Saint-Pierre, daté du 15 mai 1781. Grâce à cet acte, la filiation de Benoît Bernier est clairement établie : il est natif de Marseille, paroisse des Accoules, et fils de François Bernier et d’Anne Bandoly.

ANOM – registre de Saint-Pierre le Mouillage – Mariage Bernier + Denis – page 1
ANOM – registre de Saint-Pierre le Mouillage – Mariage Bernier + Denis – page 2

En fouillant les registres de cette paroisse, on retrouve son acte de baptême :

Archives départementales des Bouches-du-Rhône – Marseille – Paroisse des Accoules – baptême de Bazile Benoît Bernier

 « Bazile Benoît Bernier, fils de François, maître perruquier, et d’Anne Heleine Bandoly, son épouse, né et baptisé le même jour » (25 février 1752).

Ses parents étant mariés en 1748, il suffit ensuite d’examiner les registres année par année. On y trouve les naissances de sœurs et de frères, dont un très étonnant Alexandre Trophime, né en 1759, puis, enfin, Joseph François Bernier, dans le registre de 1761. Il est baptisé le jour de sa naissance, le 11 février, et ses parents sont bien ceux mentionnés plus haut.

Archives départementales des Bouches-du-Rhône – Marseille – Paroisse des Accoules – baptême de Joseph François Bernier

Les frères Joseph François et Bazile Benoît Bernier n’étaient donc pas des Saint-Barth, et, originaires de Marseille, n’avaient rien à voir avec nos Bernier « d’ici ».

Ce cas illustre bien les difficultés que l’on peut rencontrer dans les recherches : en l’occurrence, un Bernier à Saint-Barthélemy, même à cette époque, n’est pas forcément un Bernier issu des premiers habitants.



Catégories :BERNIER, DILLY, Greaux, Uncategorized

Laisser un commentaire