Claude Leblanc et le matrimoine,

À l’occasion des Journées du patrimoine, la librairie “La Case aux livres” a mis en avant quelques ouvrages qui parlent de Saint-Barthélemy. Le petit rayon est intitulé “Journées du patrimoine et du matrimoine”.

Voilà une belle initiative qui montre que tout n’est pas perdu !

Matrimoine. Voilà un terme rarement employé qui rappelle que notre héritage ne se limite pas aux pierres et aux édifices plantés là par nos ancêtres, mais englobe aussi les savoirs transmis par les femmes.

À Saint-Barth, on passe devant quelques vieux bâtiments sans même plus les voir. Ils font partie du décor, c’est tout.

Les églises, le Brigantin, quelques vieilles cases, quelques anciennes citernes toujours debout. J’inclus nos cimetières, qui, comme j’en ai déjà parlé, racontent aussi l’histoire de notre île. Pourtant, le patrimoine, cela ne s’arrête pas là, et la dimension supplémentaire apportée par l’ajout du mot « matrimoine » le montre très bien.

Les mères aussi transmettent, mais pas des constructions de pierre ou de mortier. Pas d’édifices originaux destinés à impressionner les autres. Les mères, en général, transmettent des gestes simples. Ceux de la maison, ceux de la vie en famille. Des gestes qu’elles ont elles-mêmes reçus de leurs mères. Des gestes que nous connaissons sans en avoir toujours vraiment conscience, des gestes qu’on identifie inconsciemment comme étant partie de notre matrimoine. Des paroles, des histoires, des mélodies, des recettes, des petits riens qui ont passé de génération en génération jusqu’à nous. De petites choses tellement anciennes qu’on n’en connaît pas l’origine. Elles existent, et elles nous définissent. C’étaient eux, c’est moi.

Notre héritage est constitué de ces deux faces, le patrimoine et le matrimoine.

Est-ce qu’il existe, aujourd’hui, dans les matrimoines de Saint-Barth, des éléments qui pourraient être rattachés à une ou plusieurs sources des origines des anciennes populations ? Peut-on suivre l’histoire, par exemple, de mots, de chansons, d’expressions, de vêtements, de plats qu’on reconnaît comme faisant partie du matrimoine de notre île ? Est-ce qu’on pourrait imaginer que les ancêtres poitevins, bretons ou provençaux aient laissé des traces qu’on pourrait détecter dans notre vie de tous les jours ? Peut-on identifier, dans une légende, un chant, une recette, des signes des ancêtres irlandaises Magras, champenoises Borniche ou marseillaises, Vantre et Sibilly, par exemple ?

Y a-t-il eu vraiment un passage de flamme ?

On pourrait ajouter que, dans les arbres généalogiques de Saint-Barthélemy, partant d’une vingtaine de familles d’origine connues et descendant jusqu’aux débuts du 20e siècle, on ne croise quasiment aucune femme venue de l’extérieur. Ce ne sont que des hommes et leurs nouveaux patronymes que l’on voit intégrer aux anciennes familles par le truchement de mariages. Alors forcément, ces femmes sont en ligne directe avec les temps anciens et doivent porter une part importante du bagage culturel transmis par leurs mères depuis les premiers temps de la colonisation.

Je vous parle de ça parce qu’une dame de Marie-Galante vient de me prouver que c’est possible. Une histoire tout simplement extraordinaire. Un peu comme tutoyer les temps des anciens !

La dame me dit dans un message, qu’elle se rappelle que son grand-père, né à Grand Bourg de Marie-Galante dans les années 1910, adorait chanter. Il poussait la chansonnette facilement, et montait même dans les tours ! Il chantait tout le temps, et les gens aimaient l’écouter.

Ces mélodies, il les tenait de son père. Lui-même les tenait de son père, né vers 1840 à Marie-Galante. Il semble que les paroles aient été perdues pour la plupart à cette époque. Le grand-père du grand-père de la dame de Marie-Galante, donc, chantait beaucoup aussi. Il était chantre de l’église à Grand-Bourg et participait à la chorale des orphelins. Mais cette passion pour le chant, il la tenait lui-même de sa mère, Rose Tesserot, née à Marie-Galante en 1811. Rose chantait donc, et son fils l’écoutait avec tout l’amour d’un enfant pour sa mère.

Rose Tesserot ne chantait pas de mélodies du folklore antillais. Ces chants, ils venaient d’Italie, et c’est son père, Pierre Tesserot, pourtant d’origine bretonne, qui les lui avait appris.

Pierre Tesserot est né à Saint-Barth en 1787, fils du Capitaine Pierre Marie Tesserot de Quimperlé, en Bretagne, et de Rose Marie Leblanc, née à Colombier en 1764.

Rose Marie, elle, était la fille de Claude Leblanc et de Suzanne Questel.

Vous avez compris que Rose Marie tenait, elle, les chansons de son père, Claude Leblanc (peut-être Bianco ?), né à Nice vers 1730.

À cette époque, Nice n’appartenait pas encore à la France et faisait partie du royaume de Piémont-Sardaigne. On y parlait le niçois, l’italien et le ligure, en plus d’influences françaises. Claude Leblanc avait donc vécu sa jeunesse entouré de ces langues, et sans doute sa famille ne parlait pas le français. Les chants italiens qu’il tenait de ses parents, Claude Leblanc ne les avait pas oubliés. Il les avait pris avec lui quand il s’était embarqué pour la grande traversée de l’Atlantique, et ils étaient dans ses bagages lorsqu’il a débarqué ici vers 1762.

Claude Leblanc et Suzanne Questel ont eu de nombreux enfants, en plus de Rose-Marie.

Suzanne, qui épousera Jean Querard en 1787, Thomas, qui épousera Elisabeth Reine Questel en 1796, Julie Victoire, qui épousera Pierre Danet en 1797, et quelques autres pour lesquels je n’ai pas de descendance connue.

Je ne peux pas m’empêcher de penser aux chants italiens appris et transmis par Rose Marie Tesserot. Ses frères et sœurs ne les ont-ils pas retenus ? Je veux dire, Suzanne n’a-t-elle pas chanté à ses enfants Querrard ? Julie Victoire n’a-t-elle donc rien raconté à ses enfants Danet ? Ne les ont-ils pas transmis ? N’ont-ils pas été écoutés ou entendus ? Ont-ils été oubliés ?

Pourquoi se souvient-on encore de l’ancêtre italien à Marie-Galante, alors qu’il a été complètement oublié sur notre île ? Comment, neuf générations plus tard, presque trois cents ans après sa naissance, la branche de Marie-Galante a-t-elle gardé la trace des chants italiens que la mère de Claude Leblanc lui chantait ?

Serait-il possible que flottent encore sur nos mornes les chants d’autres lointains ancêtres dont on aurait perdu la conscience et l’histoire ? Déguisés, transformés, amalgamés, digérés, tellement, qu’on ne sait plus en lire l’origine.

Je me lance, je me lâche, c’est le moment ou jamais : ces chants marqueurs du passé existent-ils encore sur notre île aujourd’hui ?

Même déformés, transformés, est-il possible que, de nos jours, quelqu’un, ici, fredonne encore des airs italiens ou irlandais ?



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